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aux artifices du gosier, qui soulevaient déjà le blâme des philosophes, et que même dans le chant ecclésiastique appelé cantofermo, on trouve des signes nombreux qui, traduits dans la notation moderne, représentent des effets assez compliqués de vocalisation. Gui d’Arezzo, qui vivait au Xe siècle, ne parle-t-il pas, dans le quinzième chapitre de son Micrologue, d’un certain tremblement de la voix qui est exactement le même effet que nous appelons aujourd’hui vibrato, espèce de tressaillement qu’on imprime à l’organe vocal pour simuler l’émotion de l’âme ? On trouverait dans un autre théoricien du XIIIe siècle, Jérôme de Moravie, l’explication d’une foule d’ornemens et de fredons qui se pratiquaient d’instinct sur la large mélopée du plain-chant grégorien. Il est d’une bonne critique de ne pas attribuer à des causes éloignées ce qui s’explique tout naturellement par le jeu de nos facultés. Dans tous les temps et chez tous les peuples, on a usé plus ou moins des artifices de la vocalisation ; mais il est vrai de dire qu’au commencement du XVIIIe siècle, alors que la mélodie s’épanouissait comme une fleur radieuse qui avait été longtemps comprimée sous les broussailles du contre-point et les subtilités de la musique madrigalesque, le chant fit tout à coup un pas énorme, et donna naissance à cette merveilleuse bravoure de gosier qui a ébloui le monde. Bernachi, Pasi, l’étonnant Caffarelli, la Gabrielli dont vous parliez tout à l’heure, Marchesi et tant d’autres prodiges que je pourrais citer, n’ont point inventé ce qui est dans la nature des choses ; mais ils ont perfectionné et poussé jusqu’au raffinement l’art d’amuser l’oreille par les caprices de la vocalisation. Ne croyez pas, mon cher Pacchiarotti, que ce soit là un phénomène particulier à l’art que vous enseignez avec une si grande distinction. On l’a vu se produire également ailleurs, et la poésie a ses virtuoses aussi bien que l’éloquence. Il y a de certains momens, dans l’histoire des œuvres de l’esprit, où l’homme, tout glorieux d’une conquête récente qu’il vient de faire, se joue avec la forme matérielle comme un enfant avec un hochet qui excite sa curiosité. On dirait d’un parvenu qui ne peut s’empêcher d’étaler aux yeux de tous les marques de sa nouvelle opulence. L’homme s’amuse alors à combiner des mots et des rimes sonores, à grouper des images ou des couleurs étranges qui frappent ses sens et le détournent du but où il aspirait d’abord. Ces momens précèdent et suivent les grandes époques de l’art, les époques de pleine maturité qui portent le nom de siècles d’or. Avant ou après cette heure suprême de civilisation, il n’y a guère que des artisans occupés à créer la langue ou des bateleurs qui en forcent les effets. Les nombreux et admirables chanteurs que l’Italie a vus naître depuis le commencement de ce siècle jusqu’à nos jours étaient des fantaisistes qui se sont exagéré la part de liberté qui revient au virtuose