Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/776

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Venise. C’était le rendez-vous de la meilleure compagnie, des femmes élégantes et des hommes à la mode qui brillaient par l’esprit, les manières ou par des talens aimables, il n’arrivait point à Venise un étranger de distinction qu’il ne se fit aussitôt présenter à l’abbé Zamaria, qui était le grand majordome et le juge de tout ce qui se rattachait aux plaisirs de la maison. Il en conférait d’abord avec Beata, et, après avoir obtenu son assentiment, tout était dit, car le vieux sénateur n’entrait jamais dans ces menus détails de la vie domestique. Ce qui attirait au palais Zeno un si grand nombre de personnes illustres, c’était moins l’hospitalité magnifique qu’on y trouvait que la haute distinction de Beata, le savoir et la grande érudition musicale de l’abbé Zamaria. Membre de la société philharmonique de Bologne, ami et correspondant du père Martini, élève de Benedetto Marcello, l’abbé Zamaria était non-seulement un contrapointiste du premier mérite, mais aussi un homme de goût dont on recherchait les conseils. Tous les compositeurs elles virtuoses célèbres de la seconde moitié du XVIIIe siècle ont été reçus au palais Zeno, où ils étaient sûrs de rencontrer l’élite de la société vénitienne. C’est là qu’on vit tour à tour Sacchini, Paisiello, le doux et infortuné Cimarosa, à côté des Caffarelli, des Pacchiarotti, des Marchesi, de la Gabrielli et des plus fameuses cantatrices qui venaient se recommander à la bienveillance de l’abbé, dont la protection valait un succès. — Che ne dice l’abate ? (qu’en pense l’abbé ?) se demandait-on à Venise, lorsqu’il était question d’un chanteur inconnu ou d’un opéra nouveau dont on attendait la représentation. Fallait-il un point d’orgue, une cabaletta brillante, quelques gorgheggi compliqués pour faire ressortir la bravoure d’une prima donna, on allait trouver l’abbé Zamaria, qui, d’un trait de plume, calmait les plus grandes inquiétudes ou excitait des jalousies féroces. Que de morceaux de sa composition ont été intercalés dans les opéras des maîtres les plus illustres ! combien il a jeté sur le papier de ces lieux-communs qu’on appelait arie di baule, airs de voyage que les virtuoses emportaient au fond de leurs malles, et qu’ils chantaient dans toutes les villes, quel que fût l’ouvrage dans lequel ils débutaient !

Les noms les plus illustres de la république, les Pisani, les Foscarini, les Grimani. les Tiepolo, retentissaient dans ce palais au milieu des savans, des artistes, des poètes et des critiques les plus renommés de Venise et même de l’Europe. Goethe, Alfieri, le comte Algarotti, Pindemonte, Cesarotti, le traducteur d’Homère et d’Ossian, qui occupait une chaire de littérature grecque à l’université de Padoue, étaient venus dans ce salon, où ils avaient laissé des témoignages de leur satisfaction dans un magnifique album que l’on conservait précieusement. C’était un spectacle unique que d’assister à l’une de ces brillantes concersazioni qui avaient lieu toutes les semaines au