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travail ; mais tant que le sol sera exploité par des esclaves, tant que la propriété consistera moins dans un hectare de terre que dans une tête de serf, tant que l’on hypothéquera, pour emprunter, des âmes[1] et non des domaines, ce sera une illusion de penser que la production, la richesse et l’impôt peuvent augmenter dans une proportion sérieuse.

Pour exciter l’homme à produire, il faut l’intéresser, par la propriété ou par le salaire, à la récolte des produits. Le possesseur du sol ne songe à l’améliorer par la culture que lorsque la loi lui garantit qu’il jouira paisiblement et sûrement de cet accroissement de richesse, et qu’il le transmettra sans obstacle de la part du souverain soit aux légataires qu’il aura choisis, soit à ses légitimes héritiers. L’ouvrier de son côté, le laboureur ne travaille avec courage que lorsqu’il est certain de recevoir la récompense de ses efforts et là où le salaire se mesure équitablement au travail. Or la propriété n’existe que de nom en Russie, et c’est par un phénomène exceptionnel que l’on y rencontre çà et là, dans les villes particulièrement, la pratique du salaire. La culture des champs, au lieu d’être la tâche la plus noble et le premier intérêt de chacun, n’est pour tous qu’une corvée. L’homme dans ces régions n’épouse pas la terre, il ne cherche ni à la féconder, ni à l’embellir, car qui peut savoir si le possesseur de la veille sera celui du lendemain ? Le cultivateur est enchaîné à la glèbe ; mais la glèbe peut changer de maître par la volonté du tsar. On ne s’attache donc ni à la personne ni à la chose, et il ne se forme entre les hommes ni liens d’affection ni liens d’intérêt. L’organisation intérieure de la société est le communisme moins l’égalité, une sorte de communisme hiérarchique : les serfs sont les esclaves des seigneurs qui occupent le sol, et les seigneurs à leur tour, propriétaires de paysans bien plus que de terres, sont les serfs de la couronne, qui les élève selon son bon plaisir ou les abaisse, les enrichit ou les réduit à l’indigence, leur donne ou leur retire la propriété. Le titre de la possession n’est, à ce compte, ni héréditaire ni viager ; il est précaire. Sur la tête du propriétaire plane à toute heure la menace commune, l’arme favorite du despotisme, la confiscation. La propriété n’existe que chez les nations libres, car elles seules peuvent mettre la force sociale au service du droit. Il n’y a dans l’empire russe, comme dans l’empire romain au temps de sa décadence, qu’un seul propriétaire, qui est l’empereur.

L’amélioration du sol suit les progrès qui viennent à s’opérer dans

  1. Au 1er janvier 1853, suivant le compte-rendu officiel, 5,200,000 têtes de paysans étaient hypothéquées aux Lombards.