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civilisation, lançons tout à l’abîme, et puisque cette civilisation se défend si bien, implorons, comme une suprême ressource, le nivellement de l’Europe sous la verge des tsars ! Tel est le sens de ce pamphlet.

Eh bien ! il y a là de précieuses vérités à recueillir. Ce livre assurément est le fruit d’une abominable inspiration, ces espérances impies sont d’un fou furieux, et il faut flétrir le tribun aux abois qui pousse de tels cris de mort contre la civilisation libérale ; toutefois rappelez-vous ces aveux : oui, le socialisme, pour déployer ses fureurs, a besoin de l’absolutisme russe ; oui, la défaite des Russes, ce sera aussi une arme terrible enlevée aux révolutionnaires. M. Bruno Bauer a posé dramatiquement la lutte : d’un côté, c’est le despotisme du Nord prêt à niveler l’Europe, et le socialisme qui n’attend qu’un signal pour moissonner sur ses pas ; de l’autre, ce sont les soldats de la civilisation et de la liberté, ce sont ces grandes aristocraties qu’on appelle les nations, ces personnes privilégiées que nous nommons la France, l’Angleterre et l’Allemagne. La France et l’Angleterre se sont levées contre l’ennemi de l’Europe ; ce sont elles cependant qui ont le moins à craindre et des usurpations de la Russie et des soulèvemens démagogiques. L’Allemagne, plus exposée qu’aucune autre contrée à cette double menace, l’Allemagne à moitié soumise déjà aux influences de Saint-Pétersbourg, l’Allemagne où a grandi le socialisme alliée et qui voit se forger des systèmes philosophiques pour toutes les convoitises grossières, l’Allemagne hésiterait à prendre parti dans cette lutte où il s’agit d’anéantir du même coup les deux grandes hypocrisies du XIXe siècle, le despotisme des tsars et le despotisme socialiste ! Non, cela ne se peut. Encore une fois, nous ne plaidons pas ici la cause des puissances occidentales ; l’Angleterre et la France sont assez fortes pour protéger le droit de l’Europe. La guerre qui commence intéresse surtout les nations germaniques. Restées neutres, elles abdiquent, et ce triste tableau de l’invasion moscovite au-delà de la Vistule se termine par une soumission irrévocable : l’Allemagne ne s’appartient plus, finie à la France et à l’Angleterre, elle rentre dans le sein de la société germanique et romane, et brise ce joug moscovite trop longtemps supporté. Qui peut dire qu’une telle occasion se représentera jamais ? Tous les gouvernemens de la confédération comprendront ces solennels avertissemens du destin, tous s’associeront aux loyales résolutions de l’Autriche ; le vœu des peuples sera entendu, les espérances de tant de nobles cœurs seront réalisées, et l’histoire dira un jour que la guerre d’Orient a été le signal d’une rénovation décisive dans les destinées intérieures de l’Allemagne.


SAINT-RENE TAILLANDIER.