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la Russie, Rulhières est le seul peut-être qui n’ait pas partagé l’aveuglement général sur la noblesse et le désintéressement de Catherine. En Allemagne, tous les chefs glorieux de la génération qui se levait, Lessing, Klopstock, Herder, et bientôt Goethe et Schiller, ont échappé à ces perfides amorces. Notez un point toutefois : si grande que fût l’autorité de Klopstock et de Lessing, c’étaient surtout des écrivains comme Lavater et Zimincrmann qui exprimaient à cette date les instincts germaniques. Ce que Catherine courtisait chez Voltaire, c’était le plus bel esprit d’une nation de beaux esprits ; ce qu’elle flattait chez Zimmermann, c’était le naïf représentant des vertus débonnaires de l’Allemagne. Ingénieuse et sceptique avec celui-là, elle s’abandonnait avec celui-ci aux rêveries sentimentales, habile à s’emparer à la fois de l’imagination des deux peuples. Tandis qu’on admirait à Paris ce glorieux esprit fort, qui bafouait, à la grande joie de Voltaire, la Bible et le Coran, on aimait à Goettingue cette âme philanthropique, éprise des méditations solitaires. Frédéric II n’avait pas songé à ce double rôle. C’est qu’aussi ce n’est pas un rôle que joue Frédéric II ; le président des soupers de Potsdam est très sincèrement le disciple et l’émule de l’auteur du Mondain ; Catherine II est en scène, et elle joue avec l’aisance d’une grande artiste la comédie dont elle s’est tracé le plan. En vain le spirituel humoriste Lichlenberg poursuit-il de ses mordantes railleries la vanité de Zimmermann ; Zimmermann est protégé par Basedow et Schloezer. Dévouée aux chefs de la littérature philanthropique, la candide Allemagne du XVIIIe siècle tourne vers Catherine II sa pensée reconnaissante.


IV

La première comédie russe, la comédie du patronage philosophique, dura environ un quart de siècle. La révolution française éclate, et tout change aussitôt. Catherine n’attend pas que 92 et 93 aient mis en fuite les illusions généreuses. À l’heure même où les nobles esprits de l’Allemagne, Klopstock, Goethe, Schiller, les deux Humboldt, et tant d’autres encore qui se voileront la figure après le 10 août, applaudissent avec transport à ce grand mouvement de 89, l’amie de Voltaire et de Zimmermann sent se révolter en elle tous les instincts du despotisme ; 89 lui fait horreur. Elle se tait toutefois, épiant d’un œil attentif les ressources inattendues que lui fourniront les événemens. La pensée d’un protectorat de conservation sociale a-t-elle tout à coup succédé, chez cette intelligence si activement artificieuse, à la pensée du protectorat philosophique ? Il y a tout lieu de le croire, bien que ce plan n’ait pas eu le temps de mûrir entre ses mains. Elle profita seulement de la première coalition contre la France pour achever la destruction de la Pologne. Mais nous voici en 1706, Catherine II vient de mourir ; en haine de sa mère, qui le condamnait