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qui marche à sa suite ait pris une généralité plus décisive. Sans doute l’état de négation et de critique est peu favorable au développement des hautes facultés poétiques. Pourtant quelque chose en notre âge vient compenser ce désavantage ; jamais les profondeurs du temps et de l’espace ne se sont autant ouvertes à l’esprit humain. Toute la littérature est pénétrée de cette double influence d’une sublime inspiration et d’un doute dissolvant, et peut-être la postérité dira que nul n’a vibré plus que Byron au souffle orageux qui passe sur la société.

Ainsi, à le bien prendre, les grands poèmes épiques, ceux du moins qui sont dignes de ce nom, contiennent un sommaire de l’histoire de l’humanité, tandis que tous ceux qui ne sont pas dignes de ce nom, tous ceux où l’auteur trahi par ses forces a vainement essayé de parvenir si haut, toutes les pseudo-épopées en un mot ont pour caractère d’aller chercher par réminiscence et par érudition quelque fait historique, quelque souvenir du passé où rien ne peut plus ranimer la vie. Donc, en lisant et en s’appropriant les véritables épopées, on a non pas l’histoire abstraite ou philosophique dans ses lois et dans ses résultats généraux, non pas non plus l’histoire concrète dans ses événemens réels, mais l’histoire dans son idéal et dans sa poésie. C’est en effet l’idéalité historique qui fait le caractère et le charme de ces grandes compositions, l’idéalité par où elles nous élèvent au-dessus de nous-mêmes, l’histoire à qui elles empruntent une réalité sévère et dominante. À vrai dire même, toute idéalité est enfermée dans l’histoire et émane d’âge en âge à fur et mesure du développement ; mais, dans l’épopée seule, l’idéalité et l’histoire apparaissent combinées. Nous avons de la sorte, grâce à nos chansons de geste, une idée positive et, quand on voudra, une définition de l’épopée.

C’est comme par la main qu’ elles nous ont conduit à cette conclusion. Le dédaigneux oubli où elles sont longtemps demeurées rompait un chaînon de l’histoire et coïncidait avec cette tendance erronée qui voulait rattacher l’état des modernes, non à l’état du moyen âge, mais à l’état de l’antiquité. La restauration que l’érudition en a faite comble ainsi une vaste lacune. On est traditionnellement porté, quoique des vues plus saines prennent peu à peu le dessus, à attribuer toute importance aux événemens politiques et militaires qui se passent entre les empires. S’il est besoin de quelque exemple pour faire comprendre comment ces évènemens peuvent être dénués d’intérêt réel, l’exemple de l’Orient suffit. Depuis une suite de siècles, il est le théâtre de guerres incessantes, de grandes batailles, de remaniemens de territoires, de chutes de dynasties ; mais tout cela n’est qu’à la surface, et le fond reste immobile. Toujours au contraire l’évolution des arts et des sciences témoigne que l’esprit de l’histoire