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son sérail à l’endroit même où se levaient les jeunes dieux d’Homère, l’arc d’argent à la main. Catherine lui apparaît alors comme une Minerve inspirée qui va délivrer Apollon, et il lui donne rendez-vous dans la plaine où Miltiade écrasait l’invasion de Darius :

Bientôt de Galitzin la vigilante audace
Ira dans son sérail éveiller Moustapha
Mollement assoupi sur son large sopha,
Au lieu même où naquit le fier dieu de la Thrace.

Ô Minerve du Nord, ô toi, sœur d’Apollon,
Tu vengeras la Grèce en chassant ces infâmes,
Ces ennemis des arts et ces geôliers des femmes !
Je pars, je vais t’attendre aux champs de Marathon.

Ces vers que Voltaire écrit à Catherine II en 1769, à l’occasion de la prise de Choczim par les Russes, il les renouvellera sous maintes formes, tantôt montrant le sérail qui s’épouvante et l’univers qui bat des mains, tantôt prédisant à l’impératrice qu’il lui sera donné de régénérer la race d’Hercule et d’Homère. Circé changeait en chiens les compagnons d’Ulysse ; Catherine changera en soldats ces esclaves qu’un aga fait trembler. On voit que c’est toujours la Grèce qui l’inspire ; il ne songe ni à Moscou, ni à Saint-Pétersbourg, il s’enthousiasme pour Athènes. Comment s’étonner que Voltaire ait été dupe des mensonges moscovites, puisque ces mensonges, hier encore, aveuglaient tout un peuple ? Catherine trompait la vive imagination de ce courtisan étourdi, comme l’empereur Nicolas, il y a quelques mois, abusait le patriotisme des Hellènes. Ce qui est révoltant pour un cœur droit, c’est la courtisanerie égoïste et la vanité intéressée ; or, je le répète, la littérature allemande sur ce point est toute remplie de misères encore plus tristes que les nôtres. N’étaient-ce pas surtout les publicistes de Goettingue et de Berlin qui devaient avertir l’Europe ? Placés aux avant-postes de la société romano-germanique, ils ont manqué à une mission qui pouvait être le titre d’un éternel honneur ; ils ont oublié de pousser le cri d’alarme devant la formidable menace des accroissemens de la Russie. Il y avait là pourtant de nobles esprits, un Schloezer, un Forster, un Zimmermann. Schloezer, du fond de son cabinet de Goettingue, était un des chefs de la pensée publique. Toutes ces idées généreuses qui allaient se lever en 89, Schloezer les propageait avec ardeur dans une série de travaux avidement lus, et c’était lui qui, à la première annonce des événemens de la France, allait s’écrier avec une confiance si noble : « Écoutez les anges qui chantent un Te Deum dans le ciel ! » Catherine connaissait bien l’influence de l’éloquent publiciste. On prétend même que plus d’une fois, au moment de prendre des décisions importantes, elle répéta ce mot attribué aussi à Marie-Thérèse : Qu’est-ce que Schloezer va dire ? Schloezer fut gagné, comme les novateurs