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inspiré cette solennelle hypocrisie, Catherine avait suivi, pour marcher au même but, une voie toute différente. C’était le moment où l’ardente littérature du XVIIIe siècle commençait la démolition de l’ancien régime : par quelles secrètes combinaisons Catherine II conçut-elle la pensée de patronner en Europe la tumultueuse armée des libres penseurs ? Par quels entraînemens tous les chefs de cette armée, en France les Voltaire, les Diderot, les d’Alembert, en Allemagne les Schloezer et les Zimmermann, les Forster et les Basedow, subirent-ils avec un tel empressement de servilité cette protection menteuse ? M. Bruno Bauer voit là un signe manifeste du destin ; c’est le fatum, pour nous servir de son langage, qui aveugla les vaniteux coryphées de l’agitation libérale, et les empêcha de signaler le formidable accroissement de l’absolutisme russe. Il fallait que l’empire de Catherine pût grandir sans obstacle, et que le nivellement de l’Europe sous le joug des tsars, — telle est l’espérance et la conviction du démocrate, — fut possible au XIXe siècle ! Il n’est pas nécessaire de mettre en jeu cette étrange philosophie de l’histoire ; les choses s’expliquent plus simplement. Il n’y a qu’un grand gouvernement politique au XVIIIe siècle, celui de l’aristocratie anglaise ; mais les Anglais sont occupés à établir leur domination maritime sur les ruines de nos colonies d’Asie et d’Amérique ; les Anglais exceptés, la tsarine ne redoutait la vigilance d’aucun des cabinets de l’Europe. Frédéric le Grand, par le démembrement de la Pologne, s’était livré à Catherine, et Joseph II, uni avec elle contre les Turcs, la laissait s’adjuger la part du bon. Un seul pouvoir restait encore, l’opinion publique, attentive, ardente, accoutumée aux discussions libres, et tenue sans cesse en éveil par d’éloquens et passionnés publicistes. Si la presse eût dévoilé l’esprit des conquêtes de Catherine, les cabinets européens auraient secoué peut-être leur apathique sommeil ; Catherine, par ses caresses, endormit le dogue et le musela.

On cite toujours les écrivains français quand il est question des cliens de Catherine II en Europe ; ce sont en effet les plus spirituels, hélas ! et les plus illustres. Disons-le cependant, quelque dégoût que puissent inspirer les flagorneries adressées par Voltaire et Diderot aux meurtriers de la Pologne, il y a là plus de légèreté que de bassesse. Sans parler ici d’une excuse plus générale, sans rappeler que Voltaire et ses amis, persécutés en France, devaient être facilement pris aux flatteries des souverains du Nord, ce sont presque toujours des illusions généreuses qui ont dicté leurs paroles les plus regrettables. Lorsque Voltaire encourage Catherine à chasser les Turcs de l’Europe, il se passionne pour la résurrection de la Grèce. Qu’est-ce pour lui que Moustapha III ? Un odieux barbare qui opprime la patrie des arts et des lettres. Ce joug lui semble plus honteux encore, s’il songe à l’indolente mollesse de ce geôlier des femmes endormi dans