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Mais Frédéric a-t-il toujours servi aussi efficacement la cause de l’Allemagne contre la Russie ? Il y a dans sa vie une œuvre fatale qui se rattache précisément à cette histoire. Le jour où Catherine II signa avec la Prusse et l’Autriche le partage de la malheureuse Pologne, elle réalisait une conquête morale tout autrement précieuse pour elle que ce morceau de royaume ; liés à la Russie par la complicité, les Hohenzollern et les Habsbourg ne s’appartenaient plus. C’était là pour la Russie un si formidable avantage, que l’opinion européenne, trompée par les ruses de Frédéric le Grand, ne manqua pas de l’attribuer à Catherine II. Enchaîner les deux grands états de l’Allemagne par ce crime accompli en commun, quelle infernale habileté de l’impératrice ! Catherine II venait de remporter de grandes victoires sur les Turcs, disent tous les historiens prussiens ; pour l’empêcher de continuer ses conquêtes, il fallait bien subir ses conditions, et le partage de la Pologne, proposé par elle, était le seul moyen de prévenir une conflagration générale. Tous ces mensonges de la diplomatie et de l’histoire sont dévoilés aujourd’hui. M. Schlosser a beau dire, dans son Histoire du dix-huitième siècle : « Il importe peu de savoir auquel des trois souverains appartient la première idée du partage de la Pologne ; » c’est là au contraire une affaire ténébreuse, où il était urgent de voir clair, et un excellent travail de M. Alexis de Saint-Priest, publié ici même[1], a dissipé tous les doutes. C’est Frédéric le Grand, — Voltaire l’avait bien deviné, lorsqu’il en félicite son royal correspondant avec cette légèreté qui nous fait monter le rouge au visage, — c’est Frédéric le Grand qui a conçu l’idée de ce démembrement de la vieille république chevaleresque, et qui a marché à son but avec une dissimulation sans exemple. Il est certain que Catherine II ne songeait pas alors à s’agrandir de ce côté ; assurée de dominer la Pologne, il lui convenait mieux de poursuivre ses conquêtes en Turquie. Et n’accordons pas aux historiens allemands que le sacrifice de la Pologne était une nécessité douloureuse, qu’il fallait bien de deux maux choisir le moindre, que la Pologne devait périr afin que les armées moscovites fussent arrêtées dans leur marche victorieuse sur Constantinople ; l’union de l’Autriche et de la Prusse a suffi pour faire reculer Catherine. En associant la Russie à la spoliation qu’il projetait depuis longtemps, Frédéric II croyait en reporter l’odieux sur son complice ; aveuglé ici par son ambition, il ne vit pas qu’il avait introduit la Russie au cœur même de l’Allemagne.

La guerre de sept ans avait fourni aux Russes une première occasion ; la guerre de Turquie, suivie du démembrement de la Pologne, avait donné une des clés de l’empire à Catherine II à l’heure même où

  1. Voyez les livraisons de la Revue du 1er  et 15 octobre 1849.