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Catherine, la seconde femme de Pierre) prit ce refus pour une offense personnelle, et traita toutes les princesses de la cour avec une insolente hauteur. Si l’on compare cette visite de Pierre le Grand à Berlin avec celle qu’il fit à Paris quelques mois après, il est facile de voir quelle différence il y avait pour lui entre l’Allemagne et les autres contrées européennes. Pierre le Grand affectait déjà de considérer comme un vassal ce roi dont il avait le premier reconnu la couronne.

Cette tradition du tsar Pierre fut recueillie fidèlement ; l’histoire du major Sainclair, arrivée en 1739, dit assez haut quel était le dédain de la Russie pour les gouvernemens de l’Allemagne du nord. C’était sous le règne de la nièce de Pierre le Grand, Anna Ivanovna. Bestuschef, ministre russe à Stockholm, écrit à Saint-Pétersbourg qu’un officier suédois, le major Sainclair, ennemi déclaré du gouvernement des tsars et qui avait passé douze ans en Sibérie, vient de partir pour Constantinople avec des projets évidemment hostiles aux intérêts moscovites. Munich, Ostermann et Biren, qui gouvernaient alors l’empire, décident qu’il faut tuer Sainclair à son retour et s’emparer de ses papiers. Sainclair devra traverser l’Allemagne ; des agens russes l’attendront en Prusse ou en Saxe ; l’idée de violer le territoire de l’Allemagne ne les arrête pas un instant. Sainclair voyageait avec un passeport français et dans la compagnie d’un négociant de Paris, nommé Couturier. Il était parti de Constantinople le 15 avril 1739 ; le 13 juin, il arriva à Breslau et en repartit le 16. Le 17, dans l’après-midi, près de la petite ville de Zauche, deux officiers russes, le capitaine Küttler et le lieutenant Levitzki, escortés de quatre dragons, atteignent la voiture de Sainclair, lui enlèvent ses armes, et, faisant rebrousser chemin aux chevaux, le conduisent à l’entrée de la nuit dans une forêt voisine où ils l’égorgent. Les précieux papiers sont mis de côté pour le ministère russe ; tout l’argent que portait la victime est la proie des bandits. Que pensèrent les gouvernemens de l’Allemagne de cette violation effrontée de leur territoire ? La Saxe, sur la demande du ministre russe à Dresde, fit jeter en prison pour quelques semaines le compagnon de voyage de Sinclair et laissa s’enfuir les assassins. Bientôt cependant la vérité fut connue ; Couturier dénonça les coupables, d’autres accusateurs joignirent leurs voix à la sienne, car les projets des émissaires russes avaient transpiré, et le malheureux Sainclair en avait été prévenu dès son entrée en Saxe ; mais qu’importait l’évidence ? La tsarine Anna Ivanovna s’empressa de protester avec une solennelle indignation, et l’empire d’Allemagne se déclara satisfait. Pour jouer la comédie jusqu"au bout, Küttler et Levitzki furent déportés en Sibérie ; on n’eut garde toutefois d’oublier leurs services, et deux ou trois