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Tandis que les nations germaniques et romanes accomplissaient ces grandes choses, une autre race, établie dans la partie orientale de l’Europe, s’abstenait de prendre part aux luttes sanglantes ou aux conquêtes morales de nos pères. Une seule fois, au XIIIe et au XIVe siècle, lors de cette irruption des Mongols qui causait de si vives terreurs à la mère de saint Louis, elle rendit quelques services à l’Europe, mais elle avait une existence trop indécise encore pour entrer avec réflexion dans la communauté des peuples occidentaux, et c’est seulement en se défendant elle-même qu’elle protégea la civilisation menacée. Il est trop évident qu’il n’y a pas de comparaison possible entre les Russes du XIIIe siècle et les Francs de Charlemagne. Européenne par sa position géographique, cette race ne manifesta aucune des qualités viriles qui donnent aux peuples modernes une physionomie si distincte ; c’était un peuple du nord de l’Asie, avec toute la barbarie de l’Asie et du Nord. Bien loin qu’elle ait pris une part féconde aux travaux de la civilisation, on peut dire que le développement de cette race nouvelle, à mesure qu’elle a grandi, a été comme une dernière invasion de barbares, non pas une invasion naïvement brutale à la façon des hordes germaniques du Ve siècle, mais une invasion d’autant plus redoutable qu’elle faisait des emprunts aux pays civilisés, et que, dissimulant ses desseins avec adresse, elle mettait sans cesse l’astuce au service de la violence.

C’est depuis un siècle et demi que cette invasion d’un nouveau genre menace la société germanique et romane. Étrange spectacle ! il y a huit peuples, — quatre peuples germaniques, les Allemands, les Anglais, les Hollandais, les Scandinaves, et quatre peuples néo-latins, les Français, les Italiens, les Espagnols, les Portugais, — qui ont formé par un travail de dix siècles ce merveilleux ouvrage qu’on appelle la civilisation occidentale ; or au commencement du XVIIe siècle la Russie, arrachée à ces longues ténèbres par le génie d’un homme supérieur, entre tout à coup au sein de ce monde qui s’est constitué sans elle, et bientôt elle a l’ambition d’y régner en maîtresse. Elle arrive dans cette libre société romano-germanique avec ses principes d’autocratie politique et religieuse ; c’est le même antagonisme que produisait l’invasion arabe du VIIIe siècle ou l’invasion ottomane du XVe, c’est l’introduction en Europe de ce vieil esprit oriental contre lequel toute l’histoire de l’Occident est une protestation triomphante. D’où vient donc, encore une fois, que les peintres les plus dévoués de la société germanique et romane n’aient jamais signalé avec effroi les progrès de l’invasion russe ?

Lorsque M. Ranke résume en ses pages éloquentes le tableau de la civilisation, il jette à peine un coup d’œil sur la Russie et se contente de marquer la distance qui la sépare de nous : « L’Amérique, s’écrie-t-il,