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furent qu’arrangeurs. Le rhythme est très différent de celui des chansons de geste ; ce sont des vers de huit syllabes à rimes plates.

Les vers de huit syllabes à rimes plates sont consacrés aussi à un troisième genre de composition connu sous le nom de chansons d’aventures. Ce qui distingue celles-ci des poèmes de la Table-Ronde, c’est qu’on n’y rencontre plus ni Tristan, ni Gauvain, ni les autres compagnons d’Arthus, ni des personnages que le poète y veuille rattacher. Là, les héros sont de pure imagination, et on doit y voir de véritables romans en vers. On en possède un assez bon nombre, si bien qu’il est, grâce à eux, aisé de reconnaître ce qui plaisait à nos ancêtres dans ces compositions fictives qui ont pris depuis lors une part si grande dans la littérature des peuples modernes, ayant cela de précieux qu’elles indiquent avec une singulière exactitude quelques-unes des directions de l’esprit contemporain, quelques-uns des goûts, quelques-uns des plaisirs intellectuels et moraux qui dominent. Quelque libre que paraisse la fiction, elle est bornée dans un cercle restreint d’événemens, de descriptions et de sentimens ; ici, dans nos chansons d’aventures, c’est, suivant l’expression d’alors, c’est fine et loyal amour qui est le thème favori. Fine et loyal amour[1], cela veut dire l’amour vouant un culte à la dame, l’amour exigeant les longs services, les hauts faits, les prouesses. Quelle que soit souvent la faiblesse des chansons d’aventures, elles portent néanmoins empreint ce caractère chevaleresque et élevé. Les influences nouvelles qui étaient nées du progrès civilisateur, prenant le dessus, mirent leur marque à ce qui se pensa, à ce qui s’écrivit, à ce qui se fit. Quiconque, familiarisé avec la lecture des anciens, comparera l’amour tel qu’il fut peint à leur époque avec l’amour tel qu’il le fut au moyen âge, sentira vite que de profonds changemens se sont opérés dans la vie sociale. Manifestement, une part d’empire plus grande dans les mœurs a été accordée au sexe faible et affectif, et, pour que la faiblesse et le sentiment aient ainsi gagné quelque chose et empiété sur la force (empiétement qui, avec celui de l’intelligence, est le résumé de toute civilisation), il a bien fallu que le monde n’eût pas infructueusement traversé la longue phase d’élaboration qui de la société gréco-romaine le menait à la société catholico-féodale. De la sorte, et par ce côté, nous rejetterons le préjugé de la renaissance, qui ne voulait pour mère que l’antiquité classique, nous disant, en toute vérité, fils du moyen âge et seulement petits-fils de la Grèce et de Rome. C’est là la solution historique, donnée par l’étude comparative des faits, dans le débat entre ceux qui, admirateurs de

  1. Amour est anciennement du féminin, comme les noms en our ou en eur, venant des noms latins en or, et loyal est au féminin par une règle dont il reste une trace dans la locution : lettres royaux.