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appartient encore moins à l’histoire qu’à la poésie et aux arts ; mais où est-il le poème, le poème national, le vrai poème ? Nous connaissons un monument déplorable des erreurs du génie, quand par hasard le cœur ne le gouverne pas. Oui, voilà ce que nous avons ; mais dans le monde des arts que voyons-nous ? Quelques tentatives estimables, quelques efforts isolés, une œuvre intéressante et gracieuse plus que savante. Dans l’antiquité Jeanne aurait eu des autels.

Retracer l’image de cette pure et noble Jeanne est cependant une tâche attrayante et bien faite pour réveiller l’enthousiasme. Cette tâche devait tenter M. Ingres. Le peintre des apothéoses, avec son goût élevé, sa main si sûre, nous a rendu notre héroïne, il l’a canonisée. Nous sommes dans la cathédrale de Reims sous les voûtes du chœur, dont les vitraux brillamment coloriés laissent échapper une lumière diaprée. Fumée d’encens, tentures fleurdelisées, ornemens précieux, tout annonce une grande solennité. Isolée et debout sur les marches de l’autel, Jeanne étend la main vers cette couronne de France dont la restitution lui coûtera bientôt la vie. De l’autre main, main nerveuse et propre à manier le glaive, elle tient son étendard, où l’on voit Dieu et les saints. Jeanne est couverte de son armure sauf le casque, qui est à ses pieds. Une longue tunique blanche, brodée d’or, que recouvre la cuirasse, tombe chastement de la ceinture aux talons. La lourde et vieille épée de sainte Catherine de Fierbois est attachée à son flanc. Au-dessous, à gauche, Jean Pasquerel, son aumônier, est en prière. Daulon, son écuyer, se tient tout droit derrière le moine. Dans ce Jean Daulon, nous avons reconnu M. Ingres à l’âge de cinquante ans. Nul doute que par une délicate attention le grand artiste n’ait voulu se montrer sous les traits du plus fidèle des serviteurs de Jeanne d’Arc. Quelques pages que l’on aperçoit au fond du tableau complètent la maison de cette brave et noble fille. Donnez ce sujet à un homme ordinaire, et il vous représentera Charles VII et toute sa cour. Rendons hommage au sens moral de M. Ingres, qui a cru qu’il était impossible de montrer le prince ingrat et lâche à côté de sa victime. Ce trait, je l’aime autant que celui du peintre grec qui jette un voile sur la tête d’Agamemnon pendant le sacrifice d’Iphigénie.

Mais ce que l’artiste s’est attaché à représenter, c’est la femme qui prit en pitié ce pauvre royaume de France, c’est la vierge celtique dont la piété naïve s’exalte au fond des bois, aux murmures du vent, aux sons de la cloche lointaine ; c’est cette Jeanne entourée de tant de douceur que les oiseaux du ciel venaient la trouver, et qui depuis égala en bravoure Saintrailles et Dunois. Dire ce qu’il y a de tristesse délicieuse, de simplicité sublime dans cette tête adorable qu’encadre une forêt de cheveux blonds, serait impossible. Un léger cercle lumineux couronne ce front si pur. Il rappelle que sainte Jeanne d’Arc est morte martyre pour la défense de sa religion, de sa patrie et de son roi[1].

Si cette œuvre nouvelle de M. Ingres est très simple, puisqu’elle se borne à quelques figures, elle nous montre encore mieux par cela même le caractère philosophique de son talent. M. Ingres, avant tout, est l’homme de la

  1. Voir le jugement solennel rendu le 7 juillet 1456 par une commission ecclésiastique sous le pontificat de Calixte III.