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pays comme la Grèce, c’est le rapprochement permanent qui se fait dans l’esprit entre le passé et le présent. Vous parcourez une contrée dont chaque place a son histoire, le nom de Sparte vient sur vos lèvres : que reste-t-il cependant de la ville de Lycurgue ? Au milieu des ruines, une jeune femme assise sur un fragment de rempart garde des moutons et tient un enfant qu’elle endort avec un refrain populaire ; à côté, sur une large pierre, achève de se consumer un feu de berger. Argos, le berceau du peuple de la Grèce, est aujourd’hui un chef-lieu de canton, et son théâtre taillé dans le roc, faisant face au golfe argotique, éclairé par le ciel hellénique, n’a plus pour l’animer la population qui allait entendre les vers de Sophocle et d’Euripide. Ainsi se réveille à chaque instant le sentiment de la fuite des choses. Cependant, même avec ses ruines, la Grèce est toujours la patrie d’Homère, de Phidias et de Platon, et elle garde le reflet de cette beauté que Byron a chantée dans Childe-Harold. Voilà l’Orient grec. C’est l’Orient chrétien que peint M. Énault dans le récit de son excursion en Palestine. Cet Orient a aussi sa poésie, c’est la poésie émouvante et attristée de Jérémie ; il a ses traditions, ce sont les traditions douloureuses du Christ crucifié, et par-dessus tout il garde en quelque sorte l’empreinte divine. Tous ces lieux consacrés, Bethléem, Nazareth, le Carmel, la Voie douloureuse, l’auteur de la Terre-Sainte les parcourt en observateur qui sait voir et raconter, et il y a dans son livre plus d’une page intéressante sur Jérusalem, sur les Juifs, sur les musulmans. Mais quoi ! l’auteur ne nous apprend-il pas qu’on va aujourd’hui en Terre-Sainte, si l’on nous permet ce terme, en train de plaisir ? Au lieu du mystérieux pèlerinage qui avait un caractère religieux et une poésie saisissante, on s’arrange pour aller à Jérusalem et visiter les lieux-saints comme on va sur le Rhin. On s’associe pour voyager, et par le fait il en résulte des frais moins grands et plus de sûreté ; mais la poésie du voyage a disparu, cette poésie qui naît du mystère, de l’inconnu, — et c’est ainsi que la vie idéale perd tout ce que la vie matérielle gagne en facilités de tout genre.

C’est là l’incompatibilité de la poésie et de la politique. La poésie tend à un but idéal, la politique tend à un but pratique ; pour tous les peuples, elle a ses conditions, qui se résument non-seulement dans la poursuite des améliorations morales, mais aussi des améliorations matérielles. Toutes ces questions viennent se mêler au mouvement des partis, et composent l’ensemble de la situation d’un pays. C’est ce qu’on peut voir en Hollande. Depuis les récentes élections, l’attention publique s’est portée tout d’abord sur les suites que le dernier vote électoral pourrait avoir quant à la distribution des partis dans la chambre, et quant à la stabilité du cabinet lui-même. On avait parlé d’un rapprochement entre une portion du ministère et une fraction du parti dont M. Thorbecke est le chef. Le langage de quelques journaux était même de nature à donner de la vraisemblance à ces bruits. Il n’en était rien cependant. Ce rapprochement entre les chefs des libéraux modérés qui sont au ministère et des libéraux avancés qui se groupent autour de M. Thorbecke ne s’est point accompli, et il est même douteux que de longtemps il s’accomplisse. Les esprits calmes des deux côtés déplorent la prolongation de cette scission, qui date déjà de la révision de la loi fondamentale de 1848, et que les luttes de la tribune ou de la presse n’ont fait qu’aggraver ; mais