Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’avons dit, c’est un premier jugement auquel la Revue a le regret de ne pouvoir se soumettre malgré la condamnation qu’il inflige à M. Chasles, et la cour d’appel aura prochainement à prononcer en cette affaire.

Heureusement la vie littéraire a d’habitude un cours plus simple ; elle s’alimente moins de ces incidens exceptionnels que du travail régulier des esprits occupés à explorer tous les domaines, la philosophie, l’histoire, le roman, la poésie. Si la littérature est l’expression des pensées, des tendances d’un pays et d’un temps, n’est-il pas tout simple qu’elle soit en certains momens l’écho d’une préoccupation universelle, qu’elle subisse l’influence des grands événemens ? Depuis un an, on peut le dire, l’Orient est devenu le thème de toute une littérature ; il a eu ses historiens, ses économistes, ses voyageurs, ses poètes même. Un invincible et mystérieux attrait a entraîné les esprits vers ces contrées où existent des conditions sociales si distinctes, où s’agitent des populations si diverses, et où les lieux eux-mêmes gardent une originalité puissante. L’intérêt du moment a remis sur la voie du passé, des traditions de ce monde, et ce qui était l’étude de quelques-uns est devenu l’objet de la curiosité de tous. En dehors même des considérations politiques actuelles, l’Orient n’offre-t-il pas un double caractère ? Il a été le théâtre de la plus florissante civilisation humaine un moment, et il a été le berceau du christianisme. L’univers a recueilli dans son esprit à travers les siècles les merveilleuses traditions du génie grec, et il a reçu dans son âme le souffle religieux venu de la Palestine. Ici, sur la terre hellénique, c’est le paganisme avec ses fables, avec sa grâce et son culte de la forme ; là, dans la Terre-Sainte, c’est la religion du Christ, respirant l’austérité, enseignant le prix de la douleur, et mettant la beauté, la force de l’âme au-dessus de la beauté extérieure. Les lieux mêmes racontent cette histoire et semblent en harmonie avec ces traditions, dont ils évoquent naturellement le souvenir. Dans ce double aspect, l’Orient résume d’une manière en quelque sorte vivante les deux plus grandes phases de la civilisation. Comment les récits des voyageurs qui visitent ces contrées ne réveilleraient-ils pas par leurs tableaux la pensée de ces contrastes de l’histoire ? Ce double caractère de l’Orient apparaissant à la fois est comme le lien de ces deux livres récens, — le Voyage dans le royaume de Grèce de M. Eugène Yemeniz, et la Terre-Sainte de M. Louis Énault.

C’est un poète, M. de Laprade, qui s’est fait l’introducteur de M. Yemeniz en plaçant en tête de son récit une étude ingénieuse et sympathique sur le génie grec, sur toute cette civilisation hellénique dont le voyageur va décrire le théâtre un peu dégénéré. M. de Laprade résume le passé avant d’entrer dans le présent, qui n’apparaît pas toujours, par malheur, sous le même aspect. Le livre de M. Yemeniz a un mérite rare : il peint sans prétention et sans effort, d’un style naturel et simple. L’auteur ne cherche point à pénétrer dans la sphère des problèmes politiques. Parcourant pas à pas la Grèce tout entière, le Péloponèse et l’Argolide, l’Achaïe et la Phocide, il s’arrête en chaque ville, en chaque bourgade, partout assiégé par les souvenirs, évoquant les noms illustres, foulant le sol consacré par l’histoire ou par la poésie, et communiquant cette vive impression d’une terre merveilleuse ou d’un ciel éclatant. Tout cela vient se mêler aux peintures des mœurs actuelles. On a pu souvent le remarquer, un des plus grands intérêts d’un voyage dans un