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que nous lui donnons. On peut être très instruit, raisonner admirablement, et n’en être pas moins ignorant. On est ignorant et sans lumière toutes les fois qu’on n’a que des connaissances acquises, sans principes moraux ; mais quant à cette autre ignorance, qui consiste à ne pas connaître les faits les plus simples, à ne pas posséder les notions les plus vulgaires, elle existe aussi, et beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire. Les hommes, disais-je, sont séparés aujourd’hui par l’habit et non par les lumières, et c’est là un fait malheureusement incontestable ; mais à quoi faut-il l’attribuer ? Le public lit encore plus ou moins aujourd’hui, et on peut dire que ses lectures ne font trop souvent que l’entretenir dans son ignorance. Quelle a été trop généralement la conduite de nos écrivains ? Ils n’ont eu qu’un but : c’est non pas d’être supérieurs au public, mais de se mettre à son niveau, de lui dire les choses qu’il aimait à entendre et non pas celles qu’il fallait lui faire entendre, de caresser les passions qui lui étaient chères plutôt que de lui donner les principes qui lui manquaient. L’écrivain s’est volontairement laissé déchoir ; volontairement il est descendu au-dessous du rang qu’il doit occuper, et cela par amour du succès, qu’il était sûr de trouver en se plaçant au niveau plutôt qu’au-dessus des opinions de la multitude.

Les écrivains sont donc responsables en partie de l’état moral du public. Ils ont commis beaucoup de fautes, pourquoi ne chercheraient-ils pas à les réparer ? Aujourd’hui, après avoir successivement épuisé toutes les opinions, le public est las et fatigué. Qu’on use avec lui de ménagemens et de prudence. Après avoir été souvent trompé, il se méfie des idées : que les écrivains ne se découragent pas, et qu’ils acceptent cette méfiance comme une juste expiation des erreurs qu’ils ont pu commettre. Il serait vain d’attendre à la façon des millénaires que de grands hommes vinssent nous tirer de cette situation ; il serait coupable d’avoir recours au despotisme. Il nous faut donc compter sur nous-mêmes et croire encore, en dépit des révolutions de février et des humiliations qui en ont été la suite, au bon sens public et à l’efficacité des lumières.


EMILE MONTEGUT.