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d’établir l’accord entre des élémens ennemis, mais également nécessaires à l’existence de la société, appuyer l’autorité sans lui sacrifier la liberté, empêcher les empiétemens du clergé sur le monde laïque et réciproquement, tenir la balance en équilibre entre les communions en lutte, sauvegarder la tradition tout en respectant l’indépendance de l’esprit humain, tel fut leur rôle. Mais lorsqu’il n’y eut plus rien à conserver, que tout ce qui existait fut vicié, corrompu, lorsque les institutions ne valurent plus la peine d’être conservées, leur rôle cessa d’être possible, et il leur fallut céder la place à des hommes plus passionnés qu’eux. Détruire à l’aveugle n’était pas une œuvre faite pour eux. Eux-mêmes d’ailleurs ne purent se soustraire à l’influence du milieu moral dans lequel ils vivaient, et participèrent plus ou moins de l’esprit de leur temps. À demi conservateurs, à demi révolutionnaires, ils se trouvèrent placés dans une position absolument fausse, et offrirent l’exemple le plus triste de l’impuissance. La révolution française noya sous ses flots ce qui restait de ces représentans de l’ancien ordre moral. Ils moururent donc sous l’empire de ces deux causes, d’abord l’avènement de cette démocratie intellectuelle qui se forma pendant la seconde partie du XVIIIe siècle, ensuite la disparition de cet ordre moral qu’ils avaient créé, défendu, protégé, et qui était devenu la corruption elle-même.

Mais nous, pourquoi à notre tour sommes-nous privés d’hommes éclairés ? Si l’ancien ordre moral n’existe plus, pourquoi le nouveau n’a-t-il pas ses défenseurs et ses interprètes ? Hélas ! y a-t-il un ordre moral nouveau ? Sur les ruines qui se sont faites, il y a un demi- siècle, s’est-il fondé quelque chose d’une manière durable ? Les hommes éclairés que nous comptons encore parmi nous sont positivement déclassés, ou le seront avec le temps. Ils ne peuvent ni se faire entendre, ni agir sur leurs contemporains, ni même se mouvoir pour leur propre compte : le vent tourne d’un autre côté. On ne peut plus avoir l’espoir d’éclairer les masses ; il faut donc se contenter de penser et de parler pour soi et pour les quelques amis qui vous entourent, de penser et de parler dans l’espérance qu’on pourra déterminer l’action des honnêtes intelligences qui nous sont inconnues. Quant à la multitude, il n’existe plus chez elle que deux choses, — des passions et des intérêts, — et chacun sait qu’on n’éclaire jamais les passions et qu’on ne persuade jamais les intérêts.

Dans quelle situation d’esprit se trouvent d’ailleurs les quelques personnages qu’on peut appeler les hommes éclairés de notre siècle ? il est un fait qui a pu frapper tous ceux qui vivent plus ou moins au sein de la société parisienne : c’est le désarroi dans lequel la révolution de février a jeté la plupart des esprits éminens de notre