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lui est propre ? À l’entrée du XVIIIe siècle se trouvent deux hommes d’un grand talent, les deux derniers hommes de la race des grands esprits, les deux types de l’homme éclairé par excellence : l’un est un Français, Pierre Bayle ; l’autre un Anglais, John Locke. Tous deux représentent ce que la pure intelligence humaine peut faire par elle-même, tous deux sont républicains, partisans de la tolérance, révolutionnaires même, si l’on veut, dans un certain sens ; mais tous deux sont en même temps circonspects dans leurs attaques contre les pouvoirs établis, les idées ou les préjugés de leur temps, indulgens pour les hommes et même pour les abus. Tous deux, — fait qui n’a pas été assez remarqué et qui est digne de l’être ! — ne sont point des novateurs ; ils restent dans la tradition, et ne s’en séparent pas violemment comme leurs successeurs. On peut les considérer l’un et l’autre comme les sources d’où le XVIIIe siècle est sorti, mais combien le fleuve est différent de la source ! Que fût devenu le XVIIIe siècle, si l’influence de Bayle et de Locke y eût été plus forte, si elle y avait formé une tradition philosophique et des partis politiques imprégnés de leur esprit ? Il est très probable que nous aurions vu se passer en France ce qui s’est passé en Angleterre, et qu’au lieu d’un siècle révolutionnaire et destructeur nous aurions eu un siècle réformateur. Nous aurions toujours eu le XVIIIe siècle, mais nous l’aurions eu sage, modéré, éclairé.

Le XVIIIe siècle en effet, tel qu’il a existé, n’est pas un siècle éclairé ; c’est un siècle passionné, violent, léger, sans scrupule moral. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il n’ait pas existé alors d’hommes éclairés : il en existait beaucoup, mais ils n’avaient ni assez de force ni assez de caractère pour résister aux influences qui les entouraient ; ils étaient tous plus ou moins dominés par elles. Les hommes sages du XVIIIe siècle, les modérés de la constituante, sont fort estimables sans doute, mais ils sont inférieurs de tout point, même en bon sens pratique très souvent, aux violons et aux passionnés auxquels ils s’efforçaient de résister ; leurs vertus sont d’un ordre médiocre et mesquin, leurs idées sont bornées et étroites, leur conduite timide, leur caractère sans consistance. En résumé l’homme éclairé du XVIIIe siècle est un être peu séduisant, peu agréable à contempler. Nous voilà bien loin du XVIIe siècle, bien loin surtout de ces savans de la renaissance ou de ces grands parlementaires qui, malgré la modération de leurs caractères, se montrèrent si souvent héroïques, et dont toute la personne respire une honnêteté si mâle. Ceux-là sont virils dans leur modération, tandis que les hommes éclairés du XVIIIe siècle ne sont modérés, dirait-on, que par suite d’une certaine faiblesse de tempérament et d’un certain affaiblissement de l’âme, et pourtant c’est