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de génie en revanche n’est pas toujours un homme éclairé ; mais au XVIIe siècle on peut dire qu’il y eut une fusion complète entre le génie et les lumières, et que tous les hommes éminens de cette époque furent en même temps des hommes éclairés. Serviteurs dévoués de l’autorité, de la tradition et des pouvoirs établis, ils surent garder en même temps une liberté d’esprit et une indépendance de langage qui les préservèrent de la servilité. Ce sont peut-être les seuls hommes qui aient pu être respectueux à outrance sans devenir jamais serviles, et qui aient toujours été soumis sans cesser d’être dignes et nobles. Jamais les idées traditionnelles du genre humain ne trouvèrent de tels interprètes. Sous leur plume, et en passant par leur bouche, ces idées revêtirent des formes singulièrement variées et nouvelles, et la tradition se montra plus jeune, plus belle, plus féconde que l’innovation et le changement. Conserver est souvent le propre de l’honnête homme, parce qu’il est timide et sceptique ; mais ces mobiles n’eurent aucune influence sur les grands esprits du XVIIe siècle. Ils furent conservateurs non par timidité et par scepticisme, mais par bon sens ; ils furent conservateurs ardens, parce qu’ils surent voir que la société à laquelle ils appartenaient était après tout la plus parfaite à laquelle une nation pût aspirer. Aussi, chez eux, rien de violent, de téméraire, de chimérique. Ils pensent non-seulement avec grandeur, ce qui est le propre de tous les hommes de génie, mais avec modération ; ils agissent non-seulement avec éclat, mais avec bon sens : leur vie est majestueuse et toute familière cependant, si l’on peut s’exprimer ainsi, et c’est en ce sens qu’on peut dire qu’au XVIIe siècle l’homme de génie et l’homme éclairé ne font qu’un. Les grands hommes de cette époque ont toutes les splendeurs du génie sans ses violences trop fréquentes, et tout le bon sens des hommes éclairés sans leur timidité et leur scepticisme.

Dans cette esquisse rapide du rôle historique des hommes éclairés, nous voilà arrivés au XVIIIe siècle, et nous éprouvons quelque embarras pour en parler. Quelle que soit notre estime pour la culture humaine, nous ne pouvons nous cacher qu’il existe des faits sur lesquels les sociétés reposent aussi bien que le monde, que toutes les lumières de l’intelligence ne peuvent faire apercevoir, et que le XVIIIe siècle a battus en brèche. C’est alors que cette union entre les lumières et le génie, qui avait été le principal caractère du siècle précédent, se rompit. Toutefois il est un problème historique qu’il est intéressant de se poser. Ce XVIIIe siècle, si violent, si passionné, si destructeur, en admettant qu’il fût fatalement amené par le cours inévitable et logique des choses, ne pouvait-il pas prendre une autre tournure et rester modéré, même en conservant le fonds d’idées qui