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la société ; aucun ne pensait à cette multitude anonyme, obscure, paisible, qui cultive ses champs, qui entretient l’activité du commerce dans les villes, qui fait des transactions, qui n’a pas d’intérêts politiques en un mot, et qui n’a d’autres intérêts que ceux que lui a créés la société dans laquelle sa vie s’écoule. Seuls, les hommes éclairés s’en sont inquiétés à cette époque, et sans eux on peut dire que la vie n’eût pas été possible pour tous ces êtres humbles, modestes et obscurs qui composent le fond de la société civilisée. Écrasées entre le peuple et les princes, entre les armées et les sectes, les classes moyennes n’auraient pas pu vivre, et si finalement le XVIe siècle n’a pas dégénéré en une anarchie pire cent fois que celle du moyen âge, c’est que la renaissance a été contemporaine de la réforme, et que l’amour de la culture intellectuelle a surgi dans l’esprit humain en même temps qu’il s’affranchissait des liens moraux du pouvoir religieux, qui l’avait jusqu’alors maintenu et dompté.

Mais le rôle des hommes éclairés à cette époque a été plus grand encore. Ce sont eux qui, en fin de compte, triomphèrent. On peut dire que c’est à eux que nous devons, avec la monarchie de Henri IV, ce gouvernement de compromis et de véritable juste-milieu qui s’appela la royauté française, et qui semble avoir été le gouvernement le mieux approprié au génie de la France. C’est à leur influence que l’on doit le règne de Henri IV, l’édit de Nantes, la réconciliation des partis ennemis. Ils ne donnèrent raison à aucun des deux partis qui avaient divisé la France pendant le XVIe siècle, et se bornèrent à établir un semi-protestantisme politique qui a duré jusqu’au moment où un grand roi, affaibli par l’âge, essaya, par des actes violens, de remonter le cours des siècles. Le véritable gouvernement français, ce sont eux qui l’ont fondé ; la véritable tradition française, ce sont eux qui l’ont établie. Aussitôt que leur œuvre fut consolidée, la France s’éleva à un point de grandeur et de génie. qu’elle n’avait jamais atteint auparavant, et qui disparut dès que Louis XIV, par la révocation de l’édit de Nantes et les sombres ardeurs religieuses de la fin de son règne, eut porté, roi révolutionnaire sans le vouloir et sans le savoir, le coup mortel à cette œuvre de compromis et de civilisation modérée qui composait la tradition française. Voilà quelle fut l’œuvre de cette classe d’hommes au XVIe siècle ; ils empêchèrent ce siècle sanglant d’être plus sanglant encore, et contribuèrent plus que personne à fonder la société française monarchique. Au XVIIe au milieu de cette société même, leur attitude n’est pas moins digne d’attention.

L’homme éclairé, ainsi que nous l’avons déjà dit, n’est pas toujours, il s’en faut de beaucoup, un homme de génie, et l’homme