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préférer l’Évangile même à l’Allemagne, et n’avait pas à s’inquiéter des résultats immédiats de ses prédications ; peut-on blâmer cependant Érasme de sa prévoyance de sceptique ? On peut certes refuser les bienfaits moraux d’une doctrine qui ne doit porter ses fruits que pour les générations futures, lorsqu’il faut sacrifier pour ces bienfaits douteux les générations présentes et vivantes auxquelles on appartient. Et c’est là sans doute ce que pensait Érasme. Une société qui serait gouvernée par des sceptiques de la trempe d’Érasme deviendrait bientôt la plus plate et la plus vulgaire des sociétés ; mais en revanche une société où les Luther n’auraient à subir aucun contrôle, et où l’initiative du génie ne rencontrerait aucun obstacle, deviendrait bien vite une société où il serait impossible de vivre. Le génie doit être forcé à la modération, et ce n’est ni le peuple, qui de sa nature est toujours excessif, ni les grands, qui en cela se rapprochent du peuple, qui peuvent le forcer à la modération : ce sont ces partis moyens un peu sceptiques, un peu froids.

L’homme éclairé n’est pas ordinairement un homme d’un grand génie. Il n’a ni grande invention ni grande initiative, mais en revanche il est exempt de ces vices qui obscurcissent trop souvent les hautes intelligences, — l’âpreté, de l’ambition, la passion et la vigueur excessive du caractère. — Quels sont les hommes éclairés du XVIe siècle ? Ce ne sont pas les plus grands génies de cette époque, qui en compte tant et de si divers. Ce n’est point Luther, ni Calvin, ni Loyola, ni aucun de ceux qui ont laissé un grand nom dans l’histoire et une longue trace de leur passage sur la terre. Non, ce sont bien plutôt des érudits aujourd’hui presque oubliés, des publicistes aujourd’hui dédaignés, des hommes dont le rôle ne nous apparaît aujourd’hui que sur le second plan. Ils se divisent en deux grands groupes : — l’un, les écrivains et les pamphlétaires, qui compose ce qu’on peut appeler le parti de la renaissance, et dont Érasme est le prototype ; l’autre, formé de politiques et d’hommes d’action, qu’on peut appeler les parlementaires, et dont L’Hôpital est le héros. C’est à ce groupe qu’appartiennent les Achille de Harlay, les de Thou, les écrivains de la Ménippée. Il est difficile aujourd’hui de constater d’une manière certaine le mal qu’ils ont empêché et le bien qu’ils ont amené dans ce XVIe siècle si orageux et si sanglant ; mais nous pouvons présumer par ce qui a été ce qui aurait pu être. De combien de crimes, de combien de souillures n’ont-ils pas garanti les annales de l’histoire ! Combien d’actions honteuses n’ont-ils pas flétries ! Combien n’ont-ils pas empêché de guet-apens projetés et de trahisons en train de s’accomplir ! Aucun des grands hommes de guerre et de pensée ne s’occupait au XVIe siècle de ce que souffrait