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les faits imprévus, mais dans laquelle les différentes classes de citoyens cherchent au contraire à tirer profit des faits en faveur de leurs idées. Aussi peut-on dire que les partis n’ont commencé à exister qu’avec le XVIe siècle, à l’époque où les intérêts ont commencé à devenir intellectuels, où la civilisation morale a été assez avancée pour que les hommes aient reconnu plusieurs principes différens, à l’époque, en un mot, où la civilisation matérielle et la civilisation intellectuelle se sont fondues ensemble et n’ont formé qu’un tout. Alors aussi a apparu cette classe remarquable des hommes éclairés qui ont joué un si grand rôle, et si différent, dans l’histoire des trois derniers siècles, intermédiaires entre les partis pendant le XVIe siècle et représentans des sentimens d’humanité, de justice et de tolérance au milieu des passions en lutte, serviteurs dévoués, respectueux et soumis des pouvoirs établis au XVIIe siècle, partisans impuissans de la modération au XVIIIe. À partir de cette époque, la civilisation matérielle ayant commencé à dominer la civilisation morale, et les intérêts ayant pris le dessus sur les principes, l’influence des hommes éclairés a commencé à décliner, et aujourd’hui cette classe elle-même tend à disparaître.

Leur rôle pendant les trois derniers siècles a été, ainsi que nous l’avons dit, très divers ; il y a pourtant une unité dans leur histoire. Ce sont eux qui ont le plus servi l’humanité pour elle-même, en dehors de toute idée religieuse et de toute passion de secte et d’église. Nés au XVIe siècle, à l’époque où l’Europe se divisa en deux camps, et où l’humanité tout entière, depuis les princes jusqu’au dernier paysan, prit parti dans la grande querelle de la réforme, ils ne se placèrent généralement dans aucune des deux armées, et gardèrent une position neutre et intermédiaire. Ils ne furent ni catholiques, ni protestans. Ils se rattachèrent aux traditions de l’antiquité grecque et romaine, qu’ils contribuèrent à renouer, et formèrent ce qu’on peut appeler le parti de la renaissance. S’ils servirent la réforme, ce fut moins par zèle pour elle que par amour de la tolérance et de la modération ; s’ils servirent l’église catholique, ce fut moins par conviction que par amour pour l’ordre établi et la tradition. Ils firent de toutes les questions religieuses des questions surtout politiques et sociales ; ils s’efforcèrent autant que possible d’apaiser les passions fougueuses de leur siècle et de les entraver. Le type de ces hommes fut Erasme. Le grand Luther s’indignait de la tiédeur du zèle d’Erasme, et disait en l’invectivant : « Cet homme est le plus grand ennemi de Dieu et de son église. Il aimerait mieux voir périr l’Évangile que de voir l’Allemagne se prendre aux cheveux et l’Europe déchirée par la guerre. » Incontestablement Luther devait