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barbare et grossier, et cela se conçoit. Supposons que la culture du français, qui avait été poussée aussi loin qu’elle pouvait l’être alors par la poésie, se soit interrompue, que l’activité de l’imagination productrice se soit ralentie, et que dans cet intervalle les élémens grammaticaux, n’étant plus contenus par un régime salutaire, soient tombés dans une sorte d’anarchie et de confusion : il est certain qu’au moment où finira cet interrègne, au moment où se reprendra le cours des pensées et des œuvres, on ne se retrouvera qu’avec des pertes et des désordres qui seront devenus irrémédiables.

Or c’est ce qui est arrivé. La poésie héroïque se tut complètement. Dans le fait, il devait en être ainsi ; les conditions qui l’avaient créée s’éloignaient rapidement, la féodalité se transformait, la société changeait. C’était un intervalle indécis où cette tradition qui fait que quelque chose naît quand quelque chose meurt fut mal servie. Les circonstances de leur côté furent singulièrement défavorables. Alors éclatèrent les guerres avec les Anglais, qui durèrent un siècle ; les revers les plus grands y furent continuels. La nation française, qui, en tant que nation féodale, avait tenu tête aux plus puissans en Europe, ne se trouva pas habile à se servir du nouvel élément de force qu’amenaient les mutations sociales, à savoir les communes et le parlement ; au contraire les Anglais y excellèrent, et ils eurent les plus grands succès. La guerre étrangère, si longue et si malheureuse, se compliqua des entreprises de la commune de Paris pour fonder un ordre meilleur et de son insuccès, des révoltes formidables des paysans et de leur extermination, enfin du saccagement que portaient en tous lieux les grandes compagnies, les routiers, les écorcheurs. Tout cela se prolongea pendant une grande partie des XIVe et XVe siècles, et quand la tourmente s’apaisa, quand les Anglais eurent été définitivement chassés, quand les libertés communales se furent résignées à abdiquer dans l’omnipotence monarchique, quand enfin on se reconnut, la langue avait notablement changé ; mais on comprend, sans que je l’ajoute, qu’elle n’avait pas changé en mieux. Rien dans ce qui s’était passé n’avait été propre à l’épurer et à l’enrichir ; tout avait agi, au contraire, pour y rompre les traditions et y laisser pénétrer les anomalies et les irrégularités.

Telle est l’explication, suivant moi, de cette grande mutilation. Ce fut aussi à ce moment que les vieux poèmes commencèrent à entrer dans l’oubli ; la langue en cessa d’être facilement intelligible, et, quand l’imprimerie parut, il n’y eut pas d’éditeur pour songer à des livres qui n’intéressaient pas et qui n’étaient plus que très imparfaitement compris. Le développement nouveau marchant, la mémoire s’en perdit chaque jour davantage, si bien que Boileau, en plein XVIIe siècle, put dire sans exciter aucune réclamation :