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l’admiration de son peuple, sur le génie duquel son génie laissa une marque si profonde, est heureusement parvenu jusqu’à nous, afin que nous puissions sentir dans sa forme la plus splendide et la plus pénétrante ce qu’ont senti des âges primitifs.

Telle ne fut pas la destinée de la poésie héroïque du moyen âge. Nulle œuvre n’en est sortie qui, redite de siècle en siècle, ait son écho dans l’âme des générations successives. L’éclat en fut passager ; il ne dépassa guère le temps qui la vit se produire, et depuis lors un oubli profond a enseveli ces vieux poètes que l’érudition seule a réveillés de leur poussière. Et de fait c’est justice qu’elle les réveille, car cet oubli a de beaucoup dépassé la mesure, et si certes ils n’ont pas été dignes des honneurs d’Homère, ils n’ont pas dû non plus être frappés d’une condamnation irrévocable. Quelques-uns de ces poèmes ont un vrai mérite. Je citerai surtout la Chanson de Roland et Raoul de Cambrai. Dans l’un, la légende du Charlemagne populaire est représentée avec une simplicité, une sévérité et parfois une grandeur qui captive, et dans l’autre toute l’âpreté sans merci, tout l’entrain belliqueux des mœurs féodales apparaissent comme aucun historien ne saurait le redire. Toutefois ces mérites, assez grands pour sauver les œuvres des trouvères d’un dédain mal fondé, ne le sont pas assez pour les mettre sur le piédestal à côté des chefs-d’œuvre des nations. Soit que la langue n’ait pas été encore suffisante, soit plutôt qu’il ne se soit trouvé parmi ces poètes innombrables aucun de ces génies à la fois contemplatifs et créateurs chez qui les paroles ont le pouvoir magique de faire descendre l’idéal, le fait est qu’aucun n’atteignit le but. Ce n’est pas pourtant que cette gloire suprême d’une suprême poésie ait été refusée au moyen âge ; seulement cet honneur fut donné, non pas à une poésie guerrière et héroïque, mais à une poésie religieuse et catholique, non pas aux trouvères et aux troubadours, mais à un homme qui les connaissait, les aimait, les louait et les laissa tous bien loin derrière lui, au chantre inspiré de l’enfer, du purgatoire et du paradis.

Et cependant l’influence des trouvères et des troubadours fut grande ; elle occupa les esprits d’autre chose que des soins vulgaires de la vie ; elle leur présenta un idéal, elle les éleva au-dessus d’eux-mêmes, elle les adoucit par son charme. Qu’on se représente ce qu’aurait été l’existence des barons féodaux sans ce lien de chants, de vers et d’aspirations ! Ils étaient là campés chacun dans son château, n’ayant d’autre souci que leurs terres et les armes. Quel bienfait n’était-ce pas que, cet isolement intellectuel cessant, ils pussent tous recevoir quelque ruisseau de la source féconde que les temps nouveaux avaient ouverte ? Par une élaboration bien antérieure et à laquelle ils n’avaient eu aucune part, le sol était mis en culture, la