Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

langue où les désinences significatives n’existent presque plus. Il en est de même pour le persan moderne ; l’invasion musulmane porta l’arabe dans le persan ancien, et cette langue, qui, comme tous les idiomes frères du sanscrit, avait abondance de flexions, a été réduite par ce mélange à un état de nudité. C’est ce qui est arrivé au latin, devenu, après la chute de l’empire romain, langue vulgaire. L’examinant soit dans l’italien, soit dans l’espagnol, soit dans le français, on reconnaît au premier coup d’œil l’effet du contact de la langue des envahisseurs sur la langue des envahis : la plupart des désinences ont été effacées. On a souvent dit que dans cet effacement était un perfectionnement qui donnait aux la lus de précision et plus de capacité analytique. Cela peut être vrai jusqu’à un certain point ; cependant, sans entrer dans cette question, on n’est point autorisé à considérer comme développement de la langue un phénomène qui est essentiellement produit par des causes fortuites, — conquêtes, immigrations, colonisations. Sans doute les langues éprouvent une évolution graduelle qui les rend de plus en plus aptes à exprimer avec plus de netteté des idées plus nombreuses, plus étendues, plus générales ; mais au fond ce fait, qui tient au progrès de la civilisation totale, paraît moins dépendre des formes et des désinences que de l’élaboration qui précise le sens des mots et des locutions, les nuance et les approprie.

Une différence essentielle entre les langues antiques et les langues modernes est ce que j’appellerai la couleur, voulant exprimer par là la relation, à peu près conservée dans les premières, à peu près perdue dans les secondes, entre les idées intellectuelles, morales, philosophiques et les idées matérielles. Les langues primitives conservent, par cela même qu’elles sont primitives, des rapports bien plus directs avec leur origine ; aussi tous les mots abstraits y ont, pour les moins clairvoyans, une affinité manifeste avec la forme concrète d’où ils proviennent ; spiritus, en latin, ne pouvait pas avoir son sens abstrait d’esprit ou de courage sans avoir son sens concret de souffle et d’haleine, tandis qu’en français esprit n’a que la signification abstraite, et c’est seulement aux yeux de l’étymologie qu’apparaît l’idée matérielle qui est le fond. Ce résultat d’effacement est le plus complet quand une nouvelle langue, se formant d’une ancienne, n’est plus en communication directe avec les radicaux des termes employés. Les langues antiques ont de ce côté un charme que rien ne peut remplacer, et, quand elles sont maniées par un esprit heureusement doué pour la poésie, elles arrivent à des effets merveilleux. C’est ainsi qu’un sceau de beauté est mis sur le vieil Homère, type suprême de la poésie antique. Les mots sont par eux-mêmes lumineux et expressifs, ils portent en soi l’empreinte de leur origine, si bien que, sous l’inspiration du génie, se produisirent ces poèmes qui touchent si