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Quand je m’éveillai, le soleil frappait en plein sur ma vitre. J’entendis une cloche, je prêtai l’oreille ; c’était l’Angélus, l’Angélus de midi. Je fus tout honteux de moi-même ; je n’osais aller à la vigne à pareille heure. Il me semblait que chacun rirait de moi, qu’on lirait sur ma figure tout ce qui m’était arrivé. Je me décidai enfin à descendre, mais sans flotte et sans outils. Au tournant de l’escalier, Dieu ! elle-même, Mlle Élisa ! Elle baisse les yeux, rougit, et passe sans rien me dire. Les genoux me manquent ; je tombe. Un instant la maison dansa autour de moi, puis je ne sentis plus rien. Combien de temps restai-je dans cet état ? Je ne sais. La porte de Mme Roset étant venue à s’ouvrir, je me réveillai et me mis à fuir, comme un voleur surpris à crocheter une serrure. J’étais désespéré, anéanti. Après avoir longtemps rôdé autour de la ville, je pris, afin d’être plus seul, le chemin du bois. Toute la journée, je courus de sentiers en sentiers, marchant toujours droit devant moi ; mais dès que j’approchais du bord du bois ou de quelque baraque de coupeurs, je tournais bride et me renfonçais à corps perdu dans le fourré. J’avais la tête, la poitrine tout en feu ; la mort serait venue à moi sous sa forme la plus effrayante, que je n’aurais pas fait un pas pour l’éviter. Oh ! monsieur, vous êtes encore jeune ; croyez-moi, ne devenez pas amoureux. Que le feu prenne à votre maison, si vous en avez une, que vos blés soient hachés par la grêle, que la gelée vendange vos vignes, tout cela n’est rien. On rebâtit une maison ; faute de vin, on boit de la piquette ; on va casser les pierres sur la route pour gagner son pain. Mais si votre cœur se prend, oh ! c’est alors que vous pouvez pleurer : vous êtes un homme perdu !

Les jours, les semaines, s’écoulèrent dans ces angoisses mortelles. Je rencontrais Mlle Élisa dans la rue plus souvent que par le passé. Malgré ma répugnance, je finis par me décider à la suivre ; elle allait à l’église. Il me sembla qu’elle devenait plus pâle de jour en jour. En passant à côté de moi, elle ne manquait jamais de baisser les yeux et de faire semblant de ne pas me voir. Une fois cependant, l’ayant rencontrée dans l’escalier, elle me sourit et sembla vouloir me parler. Déjà je croyais à un retour de son amitié, mais elle rougit presque aussitôt, baissa les yeux comme d’habitude et disparut dans l’escalier. De son côté, Mme Roset me saluait si froidement, que j’en étais parfois à me demander si véritablement je l’avais jamais connue. Quant à Nanette, c’était encore pis : elle ne me rencontrait jamais sans marmotter quelque chose entre ses dents, et le peu que j’en entendais me disait assez que ce n’étaient pas des bénédictions.

Il m’arriva une fois de rester plus de quinze jours sans rencontrer Mlle Élisa. Expliquez cela comme vous voudrez, la voir me peinait, et je ne pouvais me passer de la voir. Une nuit, ne pouvant dormir,