Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

singulièrement incorrecte et barbare, mais elle est toujours fondée sur la quantité des syllabes et emploie l’hexamètre, le pentamètre et les autres mesures de l’antiquité. Puis soudainement, à côté, se fait entendre une tout autre harmonie, une harmonie fondée sur un mètre différent, et le vers moderne de dix syllabes devient, dans l’Occident, l’expression de la poésie. Ce n’est pas tout encore : la langue étant faite, le vers étant trouvé, des flots de poésie débordent sur le monde nouveau ; un besoin de produire égal au besoin d’écouter anime la société ; des chants divers retentissent, au milieu desquels apparaissent avec un caractère dominant les chansons de geste : c’est le nom qu’ont porté les poèmes héroïques chez nos aïeux.

Cette formation de langues en un temps pleinement historique est on phénomène digne de toute l’attention de l’historien et du philosophe, et quand, dans nos histoires modernes, racontant longuement les batailles des princes mérovingiens ou les luttes des Carlovingiens, on ne donne aucun détail sur ce grand événement, il est clair que la vraie histoire n’a pas encore pénétré dans l’enseignement général. Le latin, l’allemand, le grec, sont des idiomes qui s’enfoncent dans la nuit des temps : nous ne les voyons nulle part commencer, tout au plus peut-on les suivre jusque sur le plateau de l’Asie, et là, dans la langue sanscrite, retrouver leur sœur, peut-être leur sœur aînée ; mais là aussi, sur ce sol primitif d’où ils sont parvenus, leur mode de formation échappe aux investigations. À la vérité, une remarque se présente à l’esprit : c’est qu’il n’y a pas, à l’établissement de la société féodale, une vraie création de langues, et que ce sont des élémens préexistans qui se combinent pour donner un produit nouveau. Sans doute, mais c’est cela même qui nous manque dans l’histoire des langues antiques ; il ne nous est pas donné d’atteindre, comme nous faisons pour les idiomes néo-latins, au moment où des élémens antérieurs, se combinant, enfantent le grec, le latin, l’allemand, le sanscrit. Rien autre chose que ces combinaisons ne nous est accessible, devant renoncer à pénétrer jamais jusqu’à l’origine même du langage et, pour tout dire, à l’origine de quoi que ce soit. L’histoire ne nous montrera jamais, en fait, comment les premiers hommes, d’où dérivent ceux qui parlèrent sanscrit ou grec, créèrent leurs mots avec les inflexions. Tout ce qu’on pourra gagner de plus en plus, c’est, — à mesure que l’on confrontera davantage, d’une part la faculté innée du langage, d’autre part les divers produits qu’elle a fournis sur le globe, — c’est, dis-je, de tracer avec précision croissante le diagramme abstrait de la formation des mais le fait concret lui-même nous sera toujours caché, les

primitives n’ayant point, par cela même qu’elles sont primitives, de documens.

C’est donc seulement dans les temps historiques que l’on peut