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vais chez ma tante ; il faut que j’y aie eu l’air bien maussade, car une de mes cousines me demanda si j’étais souffrant. — Oh ! dit Suzette Guyot, ce sont les poires qui poussent sur le pommier. — Je devins tout rouge. — En tout cas, répondis-je avec humeur, ce ne sera pas à toi que ces poires-là gâteront les dents.

Pendant bien des jours encore, je demeurai en suspens entre le désir et la crainte de voir Mlle Roset. Un matin, bien avant l’Angélus, je me mis en sentinelle sur la porte de la maison. Il faisait un soleil de Fête-Dieu ; l’ouvrage pressait : je restai cependant. Quelque vigneron venait-il à passer, la flotte au dos, je me cachais dans l’allée, tout honteux de ma fainéantise. La messe sonne. — Bon, me dis-je, elle va venir. Tiens-toi bien, Jean-Denis. — J’avais la figure tournée vers la rue ; à tout instant je croyais entendre crier derrière moi ses petits souliers, mais je n’osais détourner la tête. Déjà on sortait de la messe, que j’attendais encore dans cette position. — Au moins, me dis-je alors, ira-t-elle au marché ; ne quitte pas ton poste, mon garçon. — Chut ! quelqu’un descend l’escalier ; mon cœur tinte à m’assourdir. Le pas est bien lent, bien lourd ; ce n’est que Nanette : je remonte plein de dépit dans ma chambre, prends ma botte et vais à la vigne. J’y bêchai avec tant de rage, que je cassai mon bigot contre un caillou : c’était celui que mon père aimait le mieux ; il me sembla qu’il désapprouvait ma conduite, que cet outil cassé était un signe qu’il me retirait son amitié. Le chagrin me prit ; je m’assis au fond d’une fosse et me laissai aller à pleurer comme un enfant.

— Ainsi donc, me dis-je, voilà ton sort, mon pauvre Jean-Denis ! À dix-huit ans, sans père ni mère. Aujourd’hui, demain, à midi, le matin, le soir, par la pluie, au soleil, toujours bêcher la terre, rentrer harassé dans ta chambre et n’y trouver que le froid et le vide ! Personne pour te tenir compagnie que les moucherons, qui viennent se brûler à ta lampe pendant que tu soupes ! Et qu’es-tu, toi, Jean-Denis ? Tu devrais bien avoir pitié de ces pauvres petites créatures. Toi aussi, tu as voulu t’approcher de trop près d’une lumière qui n’était pas pour toi, et toi aussi tu t’y es brûlé. Non, non, pas d’illusion ; quand même elle t’aimerait, elle ne peut pas se laisser mener par toi à l’église. Ses petits doigts d’enfant feraient vraiment bon effet dans tes grosses mains crevassées ! Et qui te dit encore qu’elle puisse jamais avoir de l’amitié pour toi, grossier comme tu es, sans éducation, ne sachant parler que de tes vignes ? Tu es bien fou, Jean-Denis, si tu oses rêver cela. Ne vaudrait-il pas mieux, dis-moi, que tu sois couché tout de ton long dans ce creux et que la doucette[1]

  1. Doucette ou mâche ; le vignoble de Salins en est couvert au commencement du printemps.