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Un an après, mon père tomba à son tour malade, et je le perdis également. Je restai un grand mais tout foudroyé ; on m’aurait enterré avec eux que je n’aurais pas été plus mort.

De toute ma famille, il ne me restait qu’une vieille tante. La pauvre femme fit tout ce qu’elle put pour venir à mon aide ; mais elle avait cinq enfans, dont deux pas plus grands que cet échalas, et les aînées étaient des filles, une blanchisseuse, une couturière, et une qui était encore en apprentissage. On ne mangeait pas chez eux du pain blanc tous les jours. J’avais des bras et du cœur à la besogne. — Allons, me dis-je, mon garçon, que ferais-tu si tu étais seul au monde ? Te laisserais-tu mourir de faim ? Non. Eh bien ! fais comme si tu étais tout seul et gagne ta vie. — J’annonçai à mes voisins que j’avais l’intention de continuer les vignes que faisait mon père, — cinquante ouvrées[1], ni plus ni moins. — On crut que je plaisantais. — Il ne pourra pas, dirent-ils, il est trop chétif. — Moi, je sentais que je pourrais. — Je me lèverai plus matin, je me coucherai moins tôt. J’allai trouver mon maître et je m’arrangeai avec lui. Je fus un peu en retard pour fossurer ; pour le second coup[2], je finis un des premiers. La récolte fut passable : je fis près de soixante quaris[3], et je vendis tout à la cuve[4].

L’hiver qui suivit fut rude ; il tomba des montagnes de neige. J’avais vendu ma vendange, je n’eus point d’eau-de-vie à faire. Mes échalas faits, les entonnaisons[5] de mon maître finies, les bras me tombèrent tout de leur long. Allez donc porter terre[6] par un pied de neige ! La soirée se passait encore assez bien. J’allais à la veillée chez ma tante ; les femmes filaient ou cousaient ; ma tante racontait les histoires des anciens. Quelquefois je faisais la lecture, ou bien c’était une de mes cousines. Nous étions souvent jusqu’à douze ou quinze. Parmi les amies de mes cousines, il y en avait une qu’on appelait Suzette Guyot. C’était une bonne grosse réjouie toujours en train de rire ; on ne s’ennuyait pas avec elle. Les soirées passaient donc assez vite ; mais les matinées ! mais les après-midi ! qu’elles étaient longues, mon Dieu ! Des douze heures de suite à regarder la neige tomber ! Mes camarades me proposaient d’aller au café avec eux : je refusais net, mon père n’y était jamais entré. Et puis aller boire

  1. L’ouvrée vaut trois ares.
  2. Le mot fossurer désigne le premier labour donné à la vigne. Le second coup, c’est ce que les vignerons français appellent la seconde façon.
  3. Le quari vaut soixante-quinze litres.
  4. Vendre à la cuve, c’est-à-dire vendre à la vigne au moment de la récolte.
  5. Entonnaison, décuvage.
  6. Porter terre, porter de la terre nouvelle au pied des ceps. L’endroit d’où cette terre a été extraite se nomme fosse. C’est là que l’on repique les provins.