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vous a dit cela ? me demanda une des personnes à qui je m’étais adressé. — Je fis aussi exactement que possible le signalement de mon homme à la veste de bage. — Et vous l’avez rencontré dans le bois ? ajouta-t-on. — Dans le bois même ; il échenillait. — Alors ce ne peut être que le père Jean-Denis ; c’est sa manie d’écheniller. — Le père Jean-Denis ! me dis-je. Je l’ai connu étant enfant. Oui, je me le rappelle ; nous l’appelions l’homme des bois ; il avait toujours des noisettes ou quelque autre chose à nous donner. J’ai bien regret de ne l’avoir pas reconnu plus tôt.

À quelques mois de là, le bruit se répandit un jour dans Salins qu’un habile prédicateur devait se faire entendre à je ne sais plus quelle neuvaine. C’était un prêtre du pays, mais qui occupait une cure dans un diocèse lointain ; il n’était pas venu dans sa ville natale depuis fort longtemps. J’allai à la neuvaine ; l’église était remplie à ne pas y loger en plus un enfant sur les genoux de sa mère. Dès les premières paroles du prédicateur, j’entendis un cri à quelques pas de moi, et au même moment une lourde masse tomba sur la dalle. C’était un homme qui venait de s’évanouir ; on l’emporta. Le premier trouble passé, le prédicateur continua son sermon : je n’ai pas souvenir d’en avoir entendu qui m’ait plus vivement ému.

Au sortir de l’église, on ne s’entretenait de tous côtés que de l’accident survenu. — Ce pauvre Jean-Denis ! disait un homme à cheveux déjà blancs. Ce sont ses idées qui le reprennent, je le parierais. — Jamais malade n’excita un intérêt plus vif. Quelqu’un prit la parole : — Tranquillisez-vous, ce n’est rien ; je viens de chez lui, il n’a fallu qu’un peu d’éther. Il ira demain à la vigne. — Ah ! tant mieux ! répondit la foule tout d’une voix. — Jean-Denis, me dis-je, toujours Jean-Denis. Il y a une histoire là-dessous ; il faut que je la sache et dès demain.

Le lendemain j’allai aux informations, mais sans beaucoup de succès. Les jeunes ne savaient rien, les vieux avaient oublié. Tout ce que je pus apprendre, c’est que Jean-Denis avait éprouvé dans sa jeunesse une étrange et terrible passion, ce qui, au lieu de satisfaire ma curiosité, ne put que l’irriter davantage. J’avais encore une autre raison de désirer faire la connaissance de Jean-Denis. Je savais qu’il parlait cette bonne vieille langue d’autrefois dont quelque précieux dicton disparaît tous les jours avec quelque bonne vieille coutume, sans qu’on puisse dire qui y perd le plus, de l’art ou des mœurs. Pas on vigneron ne citait un de ces naïfs adages populaires que nous aimons tant à entendre sans ajouter « comme dit le père Jean-Denis. » Comme dit le père Jean-Denis était le passeport obligé et comme la béquille de tout vieux mot qui, malgré son grand âge, prétendait à circuler encore.