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partout l’ordre artificiel à l’ordre naturel et les systèmes humains à la volonté divine ! Restons dans le bon sens et dans le bon goût, tâchons d’épurer le théâtre sans prétendre en faire une école de morale, plaignons les comédiennes et estimons celles qui se conduisent bien sans vouloir en faire des héroïnes ou des patronnes de l’honneur féminin.

D’Alembert ne se fait pas une idée plus juste du rang que les femmes doivent avoir dans le monde que de la condition des comédiennes. Si les femmes ne sont pas à la fois aimables et vertueuses, cela tient à ce qu’elles ne sont pas libres. L’esclavage des femmes est la cause de leurs faiblesses et de leurs torts : émancipez-les, donnez-leur une éducation plus solide et plus mâle. « Le grand défaut de ce siècle philosophe est de ne l’être pas encore assez. Il ne l’est pas envers les femmes ; mais quand la lumière sera plus libre de se répandre, plus étendue et plus égale, nous en sentirons alors les effets bienfaisans ; nous cesserons de tenir les femmes sous le joug et dans l’ignorance, et les femmes cesseront de séduire, de tromper et de gouverner leurs maîtres. » Quel est donc ce monde dont parle d’Alembert où les femmes séduisent, trompent et gouvernent leurs maîtres ? Est-ce le monde tel que nous le connaissons et tel que Dieu l’a fait, celui où la femme grandit sous l’aile de sa mère, entre ensuite dans la maison conjugale qu’elle remplit de tendresse et de joie, et bientôt mère de famille, ayant fait sa destinée, de celle de son mari et de ses enfans, achève ses jours entourée du respect et de la reconnaissance de sa famille ? Ou bien est-ce le monde qui se fait et se défait chaque soir dans les salons, au hasard des visites, dont le lien est la vanité, dont l’occupation est la frivolité ou la médisance, où les femmes ne songent qu’à paraître et les hommes qu’à causer ? Si c’est là le monde où les femmes séduisent, trompent et gouvernent leurs maîtres, j’avoue que je m’intéresse aussi peu aux esclaves qui trompent qu’aux maîtres qui sont trompés. Ce ne sont là, à vraiment parler, ni des hommes ni des femmes, ce sont des dames et des messieurs ; c’est ce qui, selon les temps, s’appelle la société, la compagnie, le cercle, la ruelle, la cabale, de mille noms divers enfin ; ce n’est point là le monde humain, puisque l’humanité n’y met pas en commun ses devoirs, mais ses plaisirs, ses goûts, ses ridicules et ses défauts. Si c’est dans ce monde-là que d’Alembert veut mettre la femme libre qu’il espère, j’y consens de grand cœur ; mais qu’il ne la mette pas ailleurs, qu’il ne la mette pas dans la famille. Là, quiconque veut que la femme soit libre l’outrage et la dégrade ; là, il sied à la femme de choisir son maître et de l’honorer en s’honorant elle-même par sa fidélité. Affranchir la femme, c’est l’isoler, c’est en faire une vieille fille sans affections ou une vieille courtisane sans honneur. L’homme n’est pas fait pour vivre seul, et c’est