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seulement la question du théâtre ; il traite aussi de la condition des femmes et du rang que le monde leur a fait, rang qui peut plaire à la vanité, mais qui est petit et frivole et qui ne vaut ni celui que leur fait l’amour, ni surtout celui que leur fait la famille. Avant Rousseau, Bossuet avait aussi touché à cette question. Il s’était plaint aussi du ton de galanterie de notre théâtre et de l’empire que cet usage de la galanterie donnait aux femmes dans le monde. « Cette tyrannie qu’on expose au théâtre, disait-il, sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de l’autre et asservit l’un et l’autre au règne des sens[1]. » Toutes les réflexions de Rousseau sur la condition des femmes dans le monde se trouvent dans cette phrase de Bossuet ; mais le théâtre, par les maximes amoureuses qu’il préconise, fait plus que de donner aux femmes dans le monde une idée dangereuse de leur pouvoir : il y a des femmes auxquelles il est encore plus funeste, ce sont celles qu’il fait paraître sur la scène, ce sont les comédiennes que Bossuet plaint et maudit à la fois. Les comédiennes, qui pour Rousseau ne servent que de témoins à la corruption qu’il reproche au théâtre, pour Bossuet sont des chrétiennes qui s’égarent et qui égarent les autres. Avant de perdre l’âme des autres, elles ont perdu la leur, et Bossuet dans sa charité chrétienne ne leur reproche pas moins la première faute que la seconde. « Quelle mère, s’écrie-t-il, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? L’ai-je élevée si tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre ? L’ai-je tenue nuit et jour, pour ainsi parler, sous mes ailes, avec tant de soin pour la livrer au public ? Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême, qui, dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte, quand ce ne serait que par tant de regards qu’elles attirent et par tous ceux qu’elles jettent, elles que leur sexe avait consacrées à la modestie et dont l’infirmité naturelle demandait la sûre retraite d’une maison bien réglée ? »

Quelle admirable éloquence ! quelle charité même dans la colère et dans la malédiction ! et surtout, comme dans Rousseau, quelle intelligence du véritable rang et de la véritable dignité des femmes ! Quand Rousseau attaque la galanterie du théâtre, il l’attaque au nom de la famille et au nom de l’amour ; il montre aux femmes combien elles perdent, en bien comme en mal, à être courtisées au lieu d’être aimées, ou bien à être des poupées de salon au lieu d’être des mères de famille. Bossuet ne défend pas l’amour contre la galanterie, car

  1. Bossuet, édition Lefèvre 1836, tome XI, page 151.