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absolument tous les spectacles, Nicole ne se cou tente pas de censurer ceux qui justifient le théâtre, il recherche avec une sagacité admirable, dans ses pensées sur les spectacles[1], quelle est la nature de l’émotion dramatique, et plus il y pénètre, plus il la condamne.

1o La comédie répond au goût que nous avons pour les émotions. Le cœur aime à se sentir vivre, et ce qu’il craint le plus, c’est le calme et le repos, car il lui semble alors qu’il est en train de mourir. « Il est triste s’il n’est blessé ; il est satisfait si ses plaies descendent bien avant. » Avant Nicole, saint Augustin remarque dans ses Confessions[2] qu’il aimait surtout les spectacles qui le faisaient pleurer, et les bourgeois de nos jours aiment d’autant plus une pièce qu’ils y pleurent davantage. Nous aimons donc tous l’émotion. Est-ce seulement au théâtre que nous l’aimons ? Non, nous l’aimons et nous la recherchons partout, dans le monde et aux tribunaux. Pourquoi les belles dames courent-elles aux séances des cours d’assises ? pour être émues. Les raffinés aiment l’émotion, les grossiers aussi. Qu’un domestique fasse le récit de quelque aventure tragique, il exagère, il veut être ému et émouvoir. Nous sommes tous capables de pitié, mais beaucoup en sont avides ; chez ceux-là, la pitié s’arrête à l’émotion, c’est-à-dire au sentiment égoïste qui nous fait sentir le mal d’autrui sans aller jusqu’au sentiment charitable qui nous le fait soulager. Ce qui fait que les gens sensibles paraissent bons, et même qu’ils croient l’être, c’est qu’on suppose qu’ils iront de l’émotion à la charité, et qu’ils accompliront leur pitié, si je puis ainsi parler, et ce qui fait qu’ils ne sont pas bons, c’est qu’ils se contentent de goûter le plaisir de la pitié, et qu’ils n’en remplissent pas les devoirs. Le théâtre excelle à satisfaire ce goût de se sentir ému sans avoir rien à souffrir et rien à prendre sur soi. « Je n’eusse pas aimé à souffrir les choses que j’aimais à regarder, » dit saint Augustin.

2o Ce n’est pas seulement par le spectacle du malheur que le théâtre nous émeut si complaisamment, c’est surtout par la représentation de nos passions. Les passions sont la vie de l’âme ; elles font souvent sa souffrance, mais c’est un mal dont nous ne voulons pas guérir, et dont même nous voulons jouir. « N’est-ce pas là vraiment, dit Nicole, une véritable frénésie ? Mais les spectacles sont cette frénésie réduite en art. Ils convertissent nos maladies en plaisirs. » Quel est l’inévitable effet de la représentation des passions ainsi embellies et rendues aimables, dépouillées des inquiétudes et des soucis qui les accompagnent quand elles sont réelles, et ne donnant que l’émotion douce que cause leur image ? Le cœur, s’il n’est pas

  1. Essais de morale, t. V, p. 366.
  2. Livre III.