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pour moi pouvait avoir de commun avec mon désir d’étudier la médecine. — Seigneur Dieu ! pensai-je, suis-je donc vraiment si coupable ? À entendre mon père, on dirait que je lui demande la permission d’aller détrousser les passant sur la grande route. »


À partir de ce moment, et malgré le désir de ses parens, la vocation du jeune étudiant est fixée. Il sera médecin, et toute sa vie sera consacrée à l’étude de ces maladies morales dont il a déjà observé quelques traits dans son village. Quant à l’idiot Lévka, l’obscurcissèment de ses facultés augmente avec l’âge, et l’auteur le montre condamné à l’isolement, à la misère, mais heureux encore dans sa sauvage indépendance. Ces premières pages du roman intitulé le Docteur Kroupof nous ont paru dessiner avec une simplicité touchante l’idée de ce livre, espèce de tableau des souffrances et des folies humaines, où l’humeur satirique propre au génie russe est tempérée par la sensibilité germanique.

C’est dans ce contraste de l’esprit russe et de l’esprit allemand que réside surtout, nous le répétons, le charme des compositions dont nous avons cherché à donner une idée en unissant la citation à l’analyse. Tandis que la vie russe est décrite de plus en plus par des romanciers préoccupés de rester fidèles au génie national, M. Hertzen aborde la même tâche en conciliant cette préoccupation un peu exclusive avec des sentimens et des souvenirs puisés à une autre source. Comme cet instituteur Dmitri placé en présence du général Négrof, il apporte au milieu d’une société façonnée à l’obéissance et au culte de la tradition les habitudes rêveuses et les inquiètes aspirations des universités allemandes. Aussi, tout en marchant dans la voie tracée par Gogol, se distingue-t-il des écrivains contemporains de la Russie par une sorte d’exaltation fébrile qui leur est étrangère. À côté des calmes et minutieux tableaux où ils se complaisent, et où domine l’instinct satirique, les récits de M. Hertzen gardent un cachet d’émotion et de mélancolie qui leur est propre. Un esprit si heureusement doué, si bien préparé pour fixer quelques-uns des plus curieux aspects de la société russe, abandonnera-t-il une tâche qu’il a commencée avec tant de succès ? Le pamphlétaire prendra-t-il décidément chez M. Hertzen le pas sur le romancier ? Le caractère même de ses derniers écrits politiques nous autorise à en douter, et s’il veut rentrer dans une voie où de brillans récits marquent dignement sa trace, la Russie pourra compter une de ses gloires littéraires dans celui qui a déjà pris place parmi les plus habiles continuateurs de Gogol.


H. Delaveau.