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Si donc M. Hertzen a voulu sacrifier l’ancienne noblesse à la nouvelle, son livre même va contre cette intention, et le romancier n’a réussi qu’à nous rendre également haïssables l’égoïsme grossier dans l’une, le scepticisme et la corruption dans l’autre.

Ce que nous avons dit suffit pour montrer que M. Hertzen possède la veine du roman satirique. Ce serait cependant mal comprendre son talent que de ne l’envisager que sous cet aspect. Il y a en lui, avons-nous dit, un fonds de mélancolie allemande qui se mêle à l’esprit russe. Un autre roman, le Docteur Kroupof, nous montre surtout ce côté gracieux et original de son talent. Les conversations du vieux docteur, ses souvenirs, ses observations, tel est le cadre choisi par le romancier pour mettre en scène quelques épisodes comiques ou touchans, et la conclusion de cette revue humoristique, c’est que la folie existe à l’état latent chez la plupart des hommes. C’est à cet ensemble de tableaux, empreints à la fois d’ironie et de sensibilité, que nous empruntons quelques pages qui montrent assez bien son double caractère de penseur et d’écrivain. C’est le docteur qui raconte un souvenir de sa jeunesse, et qui, en traçant le portrait d’un pauvre idiot, explique les raisons qui l’ont entraîné vers l’étude de la médecine, comme vers le meilleur moyen de pénétrer le secret des infirmités humaines.


« Je suis né dans un village seigneurial situé sur les bords de l’Oka. Mon père était diacre. À côté de la petite maison que nous habitions vivait le sacristain, homme pauvre, malingre et chargé d’une nombreuse famille. Dans le nombre des huit enfans dont le ciel l’avait gratifié, il y en avait un qui était du même âge que moi. Nous grandissions ensemble, et je jouais tous les jours avec lui devant la maison, dans le verger ou dans le cimetière. J’étais extrêmement attaché à mon petit camarade ; je partageais avec lui toutes les friandises qu’on me donnait, et je volais même à son intention des morceaux de gâteau servis par ma mère, du kacha[1], et je lui passais tout cela par-dessus la haie. On avait surnommé mon ami — Lévka, le Louche, et en effet il louchait un peu. Plus j’y pense, et plus il me paraît évident que le fils du sacristain était un enfant extraordinaire. À six ans, il nageait comme un poisson, il grimpait aux arbres les plus élevés, allait souvent seul à plusieurs verstes de la maison, et traversait les bois les plus épais aussi tranquillement que la cour de la maison. Il n’avait peur de rien, et les moindres sentiers du pays lui étaient connus ; mais avec tout cela il était d’une distraction extrême et même tout à fait borné… À huit ans, on nous mit à la grammaire, et quelques mois après, je lisais couramment les psaumes ; mais Lévka ne savait pas encore épeler. La grammaire bouleversa complètement son existence. Tous les moyens auxquels le sacristain eut recours pour rompre cette intelligence rebelle demeurèrent sans succès. Il avait beau priver Lévka de nourriture, quelquefois un jour entier, le fouetter avec

  1. Bouillie de gruau.