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La femme du général, Glafira Ivanovna, est une riche héritière qui l’a épousé malgré la différence des âges de général avait au moment de son mariage plus de quarante ans) à cause de sa fortune et de son titre. La jeune femme paraît avoir été fort au courant de ses peccadilles de jeunesse : elle sait qu’une fille est née d’un commerce amoureux entre Négrof et une pauvre paysanne que le général, en rompant avec la vie de garçon, a mariée à un de ses valets de chambre. « Je sais tout, dit-elle à son mari quelques jours après le mariage. Alexis, promets-moi de m’accorder la demande que je vais te faire. » En homme prudent, le général se garde bien d’engager sa parole à la légère. La jeune femme continue en ces termes :


« — Je sais tout, — et s’arrêtant, elle appuya son front rougissant contre le sein de son mari, puis, s’étant remise, elle reprit sur le même ton : — Je sais que tu as une fille, fruit d’un amour illégitime. Ah ! je t’excuse ; l’inexpérience, l’entraînement de la jeunesse… Après tout c’est ta fille, ton sang coule dans ses veines ; elle te ressemble… Oh ! je t’aime ; je veux qu’elle soit ma fille : permets-moi de l’adopter, de l’élever à mes côtés… — Mais ici elle s’arrêta ; les larmes lui avaient coupé la parole.

« Le général ne s’attendait guère à pareille apostrophe, et il en parut d’abord un peu décontenancé, mais il finit par céder aux instances de Glafira Ivanovna, et la fille de la paysanne fut installée sous le toit seigneurial. La générale courut elle-même lui acheter une robe ; elle l’habilla comme une poupée, et, la pressant contre son sein, elle s’écria les larmes aux yeux : « Pauvre orpheline, tu n’as point de papa, de maman, c’est moi qui t’en tiendrai lieu ; ton papa est là-haut ! — Papa a des ailes ? » répondit la pauvre petite. À ces mots les larmes de la sensible Glafira redoublèrent. « Ah ! l’innocente créature ! » s’écria-t-elle en sanglotant. La réplique était pourtant fort naturelle : le plafond représentait, suivant l’ancienne mode, un ciel orné de quelques nuages au milieu desquels planait, à l’endroit où pendait le lustre, un petit Cupidon aux jambes ouvertes et aux yeux bandés. On baptisa cette enfant de l’amour du nom sentimental de Lioubineka[1]. Quant à sa mère, le jour où on lui enleva sa fille fut assurément le plus beau de sa vie ; elle courut tous les monastères de la ville pour y faire brûler des cierges en l’honneur de la maîtresse. »


Un séjour à Moscou de quelques années a suivi le mariage du général Négrof et de Glafira Ivanovna ; puis, l’existence de la ville leur étant devenue importune, ils sont venus se retirer à la campagne, où ils veillent à l’éducation d’un fils et d’une fille.

À côté de ces deux personnages principaux, le général Négrof et l’instituteur Dmitri, l’auteur a placé quelques figures secondaires dont il faut aussi dire un mot, car elles complètent ce tableau de l’intérieur d’une maison russe en province. Nous remarquons d’abord une vieille gouvernante française, la madame de la maison, comme

  1. Diminutif de Lioubove (amour).