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n’est que ce qu’elle en fait, il n’a point d’yeux pour la lumière, et il est bien superflu de la lui montrer. Aussi la doctrine arrive-t-elle bientôt à cette idée extrême, que tout gît dans l’autorité, et ce triste supplément de la vérité en devient le principe et le tout. C’est en toute chose une doctrine d’absolutisme. Son idéal est, dans le spirituel comme dans le reste, la pure tyrannie.

Sans le crier sur les toits, M. Gratry ne cache pas que son livre est une protestation contre cette ignoble doctrine. Comme M. Affre, comme M. l’abbé Maret, comme M. l’évêque de Troyes, il conçoit autrement les droits de la raison. Par la méthode qu’il préfère, la raison de l’homme est relevée en elle-même. Fait pour la vérité, puisqu’il en vient, son esprit en est l’œil et le miroir, il en voit la fidèle image, quand il rentre en lui-même. Aidé par ses plus nobles instincts, il remonte laborieusement vers la source de tout bien, et réfléchit dans ses conceptions, quoique avec des ombres et des lacunes, la lumière du bon, du juste et du vrai. La part de Dieu est déjà grande dans la nature, et c’est par là, comme par des degrés divinement préparés, que celle-ci devient digne et capable du bienfait de la révélation. La difficulté de cette démonstration est, je le sais, dans ce passage de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel : il y a là comme un pont à jeter sur l’abîme, et il n’est pas donné à tous de le franchir ; mais c’est pour cela que la foi est dite une grâce, et après tout ce passage du divin à un autre degré du divin satisfait tout autrement l’esprit que cette conversion magique du profane au sacré par l’intervention de l’autorité. Les systèmes absolus d’autorité sont de véritables dragonnades dans l’ordre spirituel. La doctrine que nous aimons à leur opposer, et pour laquelle Augustin et Fénelon ne dédaignent pas l’alliance de Platon et de Descartes, a, entre autres mérites, celui de ne conduire à aucune de ces conséquences excessives, exclusives, si chéries des esprits bas et violens. Elle ne prête appui à aucune théorie absolutiste, et par là se recommande à nos préférences. Le monde aujourd’hui, dans l’ordre de l’esprit comme dans l’ordre des faits, n’a rien tant à craindre que les idées absolues, et dans l’effroi qu’elles nous inspirent, nous sommes sympathiquement disposé en faveur de tout système qui concilie la raison avec la foi, comme, en toute autre matière, la liberté et l’ordre, l’imagination et le goût. Nous ne rendons les armes qu’à la modération, celle qui vient de l’élévation, non de la faiblesse, et c’est pour cela que nous aimons à payer un juste tribut d’hommage à ceux qui, tels que M. Gratry, figurent avec éclat de ce bon côté de l’humanité. C’est pour cela que nous applaudissons au rétablissement de l’Oratoire.


Charles de Rémusat.