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Quels sont les ennemis qui essaient de barrer le passage aux émigrans et sur lesquels le Véda appelle la colère d’en haut ? Des barbares errans, des sauvages hideux aux cheveux hérissés, à la peau noire, qui se précipitaient sur les tribus aryennes pendant leurs longues marches, ou les attaquaient à l’improviste dès qu’elles cherchaient à s’établir sur quelque point. Épouvantés et exaspérés par ces actes incessans d’agression, les poètes anciens appellent leurs ennemis du nom de dasyous, voleurs, qui signifiait aussi dans leur idée des hommes sans lois, sans rite religieux, plongés dans les ténèbres de l’ignorance, n’offrant aux dieux ni holocaustes, ni libations, des brigands impies. Ils les nommaient encore rakchasas, ogres ou géans[1], et longtemps après la conquête ces êtres difformes et cruels, associés aux vampires (piçâtchas), aux gnomes (yakchas), aux dragons et aux grands serpens, apparaîtront dans les épopées et les drames pour tomber sous les coups des demi-dieux et des héros. À mesure que la superstition créera des dieux nouveaux, à mesure que le ciel se peuplera de Dévas parcourant l’espace sur leurs chars divins en compagnie des déesses, la légende inventera des monstres ennemis des hommes, et la terre de l’Inde aura sa chimère, son hydre, sa tarrasque. Alors naîtront les guerriers, les fils de rois, incarnations des dieux. Rama, les cinq Pândavas, Krichna, Balarâma, etc., qui délivreront le monde de ces génies redoutables, à la manière des paladins et des caballeros andantes dont nos aïeux aimaient à redire les exploits merveilleux.

Les Aryens marchent si bien en pays inconnu, suivant le cours des fleuves qui descendent de l’Himalaya, qu’ils ignorent jusqu’au nom des peuples qu’ils traversent comme un vaisseau sillonne les vagues d’un océan nouveau. La confiance qu’ils ont dans la protection de leurs dieux n’exclut point toutefois en eux le sentiment de la crainte. Habitués à vivre dans les plaines, en qualité de pasteurs, ils regardent avec une inquiétude superstitieuse les forêts sombres, impénétrables, d’où les agresseurs sauvages, embusqués comme des bêtes fauves, se précipitent à tout instant pour enlever à la tribu surprise ses bœufs, ses chevaux, ses chars, simples richesses, précieux trésors des peuples primitifs. Ils ne voient point arriver sans une secrète terreur l’obscurité, la nuit protectrice des êtres pervers et des animaux malfaisans. Les ténèbres leur donnent en quelque sorte le frisson, parce qu’ils croient que la nuit les dépouille eux-mêmes de leur force pour augmenter celle de leurs ennemis. Dès que le soleil a disparu, ils deviennent pusillanimes et

  1. Ces barbares enlevaient les femmes des Aryens ; ils étaient cannibales selon toute apparence, car toutes les légendes les représentent comme affamés de chair humaine autant que les ogres de nos contes de fées.