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ce que l’empereur eût fait savoir sa volonté ; mais attendu que le camp romain n’était pas lui-même approvisionné très abondamment, les généraux se réservèrent le droit de régler chaque jour les distributions qui pourraient être faites aux barbares, et de surveiller ces distributions au moyen des officiers romains chargés du service des vivres dans les légions. On recommanda en conséquence aux Huns de se fractionner par petits corps à l’instar des troupes romaines, afin que les officiers romains pussent procéder chez eux à la prestation des vivres sans changer l’ordre du service. Il y aurait à ce mode, assurait-on, avantage de régularité et d’économie. — Ces raisons en déguisaient d’autres plus sérieuses que la suite dévoila.

Parmi les officiers supérieurs de l’armée romaine se trouvait un barbare, Hun de naissance, mais sincèrement attaché au drapeau sous lequel il avait gagné ses grades et sa fortune : il se nommait Khelkhal. On le désigna comme un des agens chargés d’aller dans le camp de Denghizikh présider à la distribution des vivres. Quoique Hun, Kelkhal entendait et parlait couramment la langue gothique. À son arrivée dans le camp, il trouva moyen de se faire attacher à une division de l’armée barbare qui renfermait un grand nombre de Goths et très peu de Huns. Son premier soin fut de réunir en cercle autour de lui les divers chefs de ce corps, et il leur adressa ce discours qu’il avait médité d’avance : « Je puis en toute sûreté vous garantir que l’empereur vous accordera des terres suivant votre désir ; mais je me demande quel profit vous en retirerez : aucun, sans contredit, car tout l’avantage en reviendra aux Huns. Les Huns, vous le savez, méprisent le travail, surtout celui des champs ; c’est donc vous qui labourerez, qui récolterez pour eux, qui les ferez vivre ; vous serez leurs serfs, et en retour ils vous pilleront. Vous aurez réalisé l’association du loup et de l’agneau[1]. Il y eut un temps où vos ancêtres, repoussant tout contact, toute alliance avec ce peuple, lièrent par un serment redoutable leur postérité à cette résolution et ordonnèrent à leurs enfans de fuir à jamais la société des Huns, et voici que vous, non-seulement vous vous exposez de gaieté de cœur à vous faire opprimer et piller par eux, mais, ce qui est bien pis, vous abjurez les engagemens sacrés de vos pères[2]. Je suis né parmi les Huns et je m’en fais gloire, mais la justice est plus respectable

  1. « Terram quidem imperatorem ad inhabitandum daturum, quæ non illis fructui et commodo futura esset, sed cujus utilitas ad solos Hunnos redundaret. Hos enim terræ cultum negligere, et luporum more bona Gothorum invadentes diripere, qui ipsi servorum conditione habiti, ad victum illis comparandum laborare coacti forent. » (Prise, Hist. 20.)
  2. « Quam visnullum nusquam fœdus inter utramque gentem sancitum sit, et majores jurejurando eos obstrinxerint ut Hunnorum societatem fugerent. Quare non tantum suis eos privari, sed etiam patria sacramenta negligere. » (Prise, Hist. 20.)