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rien, grâce à Dieu, contre un principe qui est absolument nécessaire aux états, soit qu’on veuille une société sensée et pratique, bien gouvernée et moralement conduite, soit qu’on rêve une société idéale et abstraitement ordonnée.

Le pouvoir de l’individu a toujours existé dans les sociétés humaines : on l’a quelquefois contesté, quelquefois combattu ; jamais on ne l’a nié avant notre époque. Il est vrai de dire en revanche que l’individu réclamait sa part de légitime influence avec un acharnement et un courage qui devaient lasser les plus terribles despotes. Il s’avançait humblement, timidement ; il réclamait, pétitionnait, suppliait, s’agenouillait, et lorsque tous ces moyens respectueux étaient épuisés en vain, lorsqu’il ne lui restait plus de ressources, il prenait bravement son parti et se redressait de toute sa hauteur. L’histoire du moyen âge et celle du XVIe siècle, époque où l’influence individuelle a été souvent combattue, sont pleines de ces revendications, humbles d’abord, hautaines et courageuses ensuite, des droits de la conscience humaine. Au XVIIe siècle, sous le monarque le plus fier qui se soit assis sur un trône, cette influence n’a jamais été contestée, et on peut dire qu’à cette époque chacun des hommes dont le nom est resté célèbre a obtenu la part de respect et de pouvoir qui lui était due. Ce n’est qu’à notre époque que l’individu a perdu ses droits. Que l’Europe moderne retourne aux principes qui ont toujours fait sa force, c’est pour elle le plus sûr moyen d’échapper à l’influence russe, car une civilisation ne vaut la peine d’être sauvée que lorsqu’elle diffère sur tous les points importans de la civilisation ennemie qui cherche à l’anéantir. Et ce qui compose précisément la civilisation traditionnelle de l’Europe, c’est que l’équilibre n’a jamais été rompu entre cette action continue, permanente de l’autorité établie, et l’action exceptionnelle, temporaire, discontinue de la liberté humaine et de l’influence individuelle.

Je voudrais résumer en deux lignes la pensée de cette esquisse, et je dirai donc ; L’ambition de la monarchie universelle a toujours causé la mort des peuples, et elle ne l’a causée que parce qu’elle s’est brisée contre des obstacles impossibles à franchir ; mais si l’on suppose que les dispositions morales des peuples menacés soient exactement les mêmes que celles du peuple qui menace, cette ambition, qui jusqu’à présent n’a été qu’une chimère, pourrait devenir réalisable. Cette ambition existe maintenant en Russie, et, si nous voulons la vaincre, non-seulement matériellement, mais en principe et en esprit, de manière à ce qu’il n’en reste plus trace, purifions-nous, dépouillons-nous de tout ce qui peut lui donner prise et action, non-seulement sur nos corps, mais sur âmes.


EMILE MONTEGUT.