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population, disparaître sa noblesse et abolir sa religion ; la Hongrie meurt tout entière à Mohacz en quelques heures, et passe sous la domination de l’Autriche pour échapper à celle du musulman ; la Pologne se voit trois fois déchirée toute vivante et rayée du rang des nations. Les peuples chrétiens de l’empire grec passent sous le joug des Turcs. La Russie, subjuguée par les Tartares, voit ses boyards réduits à l’état de serfs et ses femmes nobles à la condition de servantes. À chaque instant, sur toute cette vaste région, qui est le théâtre naturel de la lutte entre l’Europe et l’Asie, lorsque l’Asie envahit l’Europe, passent les armées ennemies. Lorsque le Turc s’est retiré, l’Allemand arrive. Soumis ainsi à des oppressions et à des exactions sans nombre, les peuples slaves n’ont pu jouir des bienfaits de la civilisation moderne. Ils ont été arrêtés dans leur développement normal et forcés de croupir dans le moyen âge. Les nobles institutions du moyen âge, excellentes pour un temps, sont devenues chez eux semblables à un marais stagnant, plein d’exhalaisons impures. Leur vie en a été empoisonnée. Pour eux, il n’y a pas eu de monarchie moderne, pas de Henri IV, pas de Louis XIV ; pour eux, il n’y a pas eu de renaissance et de culture intellectuelle générale, pas de réformation ; ils n’ont eu que les échos de ces grands mouvemens. Ils n’ont pas eu d’industrie, et par conséquent aucune des transformations sociales que l’industrie a amenées dans le monde ; ils n’ont pas eu de classes moyennes, et leur société, composée de nobles et de serfs, est restée scindée en deux par un abîme énorme. Ils se sont arrêtés sur le seuil du monde moderne, et n’ont jamais pu y entrer qu’individuellement. En masse et comme nation, ils en ont été exclus par la fatalité des circonstances, par la violence de la guerre, par la tyrannie des gouvernemens. Dans un de ses rêves, le poète anonyme de la Pologne met en scène le Vengeur des opprimés de l’ancien monde, et le décrit comme le fils d’un pirate grec de l’Archipel et d’une vierge barbare des bords de la Baltique. À son tour, voilà que le vengeur de ce monde oriental se lève, issu, lui aussi, d’un Grec et d’une barbare, et unissant en lui l’astuce du Byzantin à la sauvagerie du Cosaque. Oh ! comme elle est vraie, cette loi de l’histoire et de la morale que nous appelons de noms divers, selon le système que nous avons adopté, rétribution, châtiment, expiation ! Les injustices accumulées finissent par devenir un germe de mort pour les oppresseurs et pour les innocens à la fois. La violence subie trouve sa récompense, et un jour des débris amoncelés par les tyrannies barbares des Tartares et des Turcs, par la tyrannie savante des gouvernemens civilisés, par l’indifférence des peuples puissans et heureux, sort un empire redoutable, armé de pied en cap, qui vient troubler dans ses joies et dans ses plaisirs, dans ses affaires et sa poursuite de la richesse et du luxe, l’Europe heureuse et tranquille, et pousse un cri que tout