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l’emporte outre mesure, la tyrannie commence, et c’est ainsi qu’une démocratie trop absolue fraie les voies au despotisme. Ce système s’établit sans obstacle, car la résistance est impossible là où les individus ne sont plus rien et où le principe aristocratique a disparu. Alors il ne reste plus en présence que deux puissances, les masses populaires et le souverain. Un accord tacite s’établit entre ces deux puissances, car les masses populaires ne sont jamais fortes et ont toujours besoin d’un protecteur, et le souverain ne peut jouir de la plénitude de son pouvoir qu’autant que lui seul est élevé au-dessus de la masse de ses sujets et n’a pas à craindre de rivaux d’influence. Cet état est presque celui de l’Europe moderne. Quel beau moment pour rêver la monarchie universelle ! Il n’y a plus maintenant de Calvin pour fonder des républiques et de Guillaume le Taciturne pour les maintenir. L’homme qui viendra au nom de l’égalité soulever les populations, qui, — en échange d’une liberté utile seulement au petit nombre d’hommes destinés à faire pour le genre humain exactement les mêmes choses que le despote, mais à les faire plus noblement, — étendra sur les sombres et muettes masses humaines la protection qui les assurera contre leurs propres excès et promettra de donner à tous une part égale dans une gamelle commune, — celui-là, si l’on n’y prend garde, réussira infailliblement. L’égalité par la force sinon autrement, la fraternité par le knout sinon autrement ! Et maintenant ouvrez M. de Haxthausen et les rares voyageurs qui ont su voir et pénétrer le génie de la Russie, et dites si cette idée de l’égalité par le tsar et du nivellement par la souveraine puissance ne s’y trouve point. La Russie ne me paraît si dangereuse que parce que ses tendances politiques se trouvent juste au niveau des dispositions morales de l’Europe.

Enfin, troisième et suprême danger, la Russie est la main des peuples slaves. C’est elle qui en est l’armée et le moyen d’action. Toutes les qualités du génie latin, qui se traduisent sous des formes excessives et violentes en Espagne, passionnées et sensuelles en Italie, ont trouvé en France leur forme modérée et pratique. Toutes les qualités du génie germanique ont trouvé leur expression modérée et pratique en Angleterre. Il en est ainsi de la Russie vis-à-vis des peuple slaves ; elle représente leur génie et leurs mœurs sous une forme étrange, mais modérée et pratique aussi : facilité de vivre, soif du bonheur, douceur de caractère, gouvernement patriarcal, vif sentiment de la fraternité humaine, tous les instincts des Slaves sont également ceux des Russes. La Russie représente en outre une pensée de vengeance. Il n’y a pas eu de peuples aussi malheureux que les peuples de l’Europe orientale, à quelque race qu’ils appartiennent. La Bohème, deux fois écrasée par l’Allemagne, a vu changer sa