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qui égayaient de les détromper, et les pendaient aussitôt sur l’ordre de l’imposteur : mais ils les pendaient comme rebelles à leur légitime souverain. Pougatchef ne faisait pas la guerre à l’esclavage ; après avoir pendu un gentilhomme, il donnait ses terres et ses paysans à quelque coquin de sa bande.

La révolte et le meurtre sont heureusement de rares exceptions dans les mœurs du paysan russe, qui conserve plus de reconnaissance pour les bons traitemens que de rancune pour l’injustice dont il a souffert. Humble et résigné, il croit que son maître a raison, même quand il en est le plus maltraité. Tout au plus pense-t-il qu’ainsi le bon Dieu l’a voulu, et que ce lui serait un gros péché que d’aller contre l’ordre des choses. Malheureusement un des plus tristes effets de la servitude, c’est de corrompre tout ce qu’elle entoure, et trop souvent le plus généreux naturel se déprave aux leçons de valets toujours intéressés à deviner les faiblesses de leurs maîtres et à flatter leurs passions. Qui résisterait aux entraînemens d’un pouvoir sans limites ? Demandez l’impossible à un moujik, et il essaiera d’obéir. Son maître s’est accoutumé à le regarder comme sa chose, dont il peut user et abuser, et l’homme étant de tous les animaux celui dont il y a le plus de parti à tirer, c’est celui dont on abuse le plus.

Bien que M. Tourghenief ait évité de nous montrer l’esclavage sous son aspect terrible et tragique, il y a dans son livre des scènes qui serrent le cœur : c’est par exemple le contraste, si fréquent en Russie, de la civilisation occidentale la plus raffinée avec les coutumes de l’antique barbarie. Je recommande au lecteur le chapitre intitulé le Bourmistre : c’est le nom qu’on donne aux magistrats qui gouvernent pour un seigneur un village de serfs. Je n’ai pas besoin de dire qu’ils n’ont rien de commun avec les respectables bourguemestres allemands, dont les Russes ont emprunté et défiguré le nom. Le seigneur de ce bourmistre est un jeune élégant qui passe l’été dans ses terres. Il a voyagé dans toute l’Europe, il en sait toutes les langues, il en a importé chez lui toutes les espèces de luxe. Sa maison de campagne, admirablement tenue, ferait honneur à un lord d’Angleterre. Sa table est excellente, sa livrée magnifique ; mais dans toute cette maison il y a quelque chose de guindé, de contre nature qui attriste d’abord. Tout ce bel ordre est dû à certain mystère qu’on ne tarde pas à découvrir. Le jeune seigneur est à déjeuner, causant gaiement avec un ami. Il se verse un verre de vin de Bordeaux, et il arrive que ce vin est de quelques degrés au-dessous de la température qu’il a ordonnée d’après Brillat-Savarin. « Qu’est-ce que cela ? » dit-il à son sommelier sans colère, sans élever la voix. Le domestique convaincu de négligence tord sa serviette et n’a pas la force de répondre. Le jeune gentilhomme presse un timbre ; entre un grand