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à Cancale, à Marennes et à Ostende. Au train dont va le monde depuis un demi-siècle, peut-on prévoir ce que seront les sociétés humaines dans un ou deux siècles d’ici ?

C’est encore dans les parages du lac Baïkal que se trouve la station de Kiachta ou Kiakhta, par laquelle la Russie communique avec la Chine. C’est la seule porte de communication officielle entre les deux grandes nations. Par là, la Russie reçoit le thé du Céleste Empire, en grains et en briques, le sucre chinois, le coton de Nankin, le tabac[1] et une sorte de soie épaisse. À la fête de la pleine lune de février, M. Hill eut le bonheur d’assister aux réjouissances chinoises avec le commandant russe de la frontière, mais il n’était pas moins curieux de faire connaissance avec la population mongole soumise à l’empire de la Russie et professant la religion de Bouddha, dont on sait que le Dalaï-Lama, résidant au Tibet, à Llassa, est le représentant immortel. C’est un des plus curieux épisodes du voyage de M. Hill que sa visite à un khomba-lama ou grand-prêtre bouddhiste, qui, sur le territoire russe, dans les environs du lac Baïkal, est le chef de la religion de deux cent mille bouriats de race mongole, sur lesquels les missionnaires protestans et les Bibles n’ont rien gagné du tout. Ce khomba-lama et les autres de même rang, quoique inférieurs au grand-lama du Tibet, jouissent comme leur supérieur du privilège de l’immortalité. À la vérité, on les voit mourir comme les autres hommes ; mais c’est une complète illusion, une étrange erreur ! Leur âme passe dans le corps d’un nouveau-né, et leur existence continue. Le seul embarras est de trouver l’enfant qui est pourvu de l’âme du défunt lama. C’est le collège des lamas qui procède à cette reconnaissance et qui, pendant la minorité du jeune enfant, administre la lamaserie. N’allez pas croire au moins que cet enfant possède une âme toute développée, comme il semblerait convenable de l’admettre : cette âme, en prenant un corps d’enfant, s’est rapetissée au niveau de sa nouvelle demeure. On jurerait, à voir le petit grand-lama, que c’est un enfant au moral comme au physique. Quelquefois aussi, quand il y a un lama puissant, on recoupait que l’âme du khomba-lama a passé dans son corps, tandis que l’âme de ce lama devenu tout à coup grand-lama, délogée brusquement, est allée se caser dans le corps d’un enfant nouveau né quelconque dont on ne s’inquiète aucunement. Tout le monde du reste s’accorde à rendre justice à la pureté de mœurs, à la douceur des lamas ; il n’y a dans leur religion aucune trace de férocité. Ceux de Russie, outre le service des temples, sont employés comme médecins. Ils réussissent

  1. Plusieurs autorités sibériennes semblent établir que l’usage du tabac en poudre, dit en France tabac à priser, est d’origine chinoise.