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la vérité n’y eût rien perdu. Son étude sur Ticknor atteste une connaissance profonde de la littérature espagnole, depuis son origine jusqu’à nos jours. On voit, on sent à chaque page que l’auteur ne parle pas d’après des informations recueillies à la hâte et mal digérées, qu’il est depuis longtemps familiarisé avec le sujet qu’il traite, et que ses idées ont été mûries par la réflexion : c’est un immense avantage dont il a très heureusement profité. Quant à ses études sur l’Histoire de la Grèce ancienne, de Grote, on peut les citer hardiment comme un modèle d’érudition lumineuse. Grote a tenté sur la Grèce antique ce que Niebuhr avait fait pour l’ancienne Rome ; il a exercé sur Hérodote, sur Thucydide, sur Xénophon, le contrôle que Niebuhr avait exercé sur Tite-Live, sur Velleius Paterculus, en apportant dans ce travail délicat plus de précision et de clarté que l’écrivain allemand. M. Prosper Mérimée a très bien montré tous les mérites de Grote, et prouvé qu’on peut tirer de la comparaison des écrivains grecs et de leurs fréquentes contradictions un ensemble de vérités que la Grèce antique n’a pas entrevues.

Les travaux de M. Prosper Mérimée sur la littérature russe ont excité une légitime curiosité. La Dame de Pique, les Bohémiens et le Hussard, traduits de Pouchkine, l’Inspecteur général, traduit de Nicolas Gogol, nous ont appris ce qu’il faut penser, au point de vue littéraire, de cette nation chez qui les vestiges les plus grossiers de la barbarie se concilient, par un étrange singularité, avec tous les raffinemens de la civilisation la plus avancée. L’écrivain français, en parlant de l’Inspecteur gènéral et des Ames mortes, échappe heureusement à la prédilection systématique des traducteurs pour les modèles qu’ils ont tenté de reproduire. Il reconnaît sans se faire prier que l’Inspecteur général, comédie très curieuse assurément comme étude de mœurs, appartient à l’enfance de l’art dramatique. De la part d’un traducteur, c’est une preuve de franchise et de sagacité qui mérite d’être signalée.

D’après ce que j’ai dit, le lecteur n’aura pas de peine à marquer lui-même le rang qui appartient à M. Prosper Mérimée dans l’histoire de notre littérature. Il représente chez nous aujourd’hui le triomphe de la mesure et de la sobriété dans l’invention. Par ces deux qualités éminentes, il se rattache aux plus beaux jours de notre langue et de notre poésie. Nourri des lettres antiques, abreuvé aux sources les plus pures, instruit par le commerce familier d’Athènes et de Rome, il ne s’est jamais laissé aller à l’imitation servile de l’antiquité. Il a compris qu’il ne devait pas tenter la résurrection du passé. Initié de bonne heure à l’intelligence directe et complète de Shakspeare, de Calderon et de l’Arioste, il s’est souvenu à propos de l’Espagne, de l’Angleterre et de l’Italie moderne ; mais il n’a jamais