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périodes sonores n’ont jamais vain pour lui un sentiment observé avec finesse, une idée rendue avec clarté. Il paraît qu’il a choisi le meilleur parti, car chacun de ses récits, relu plusieurs fois, se grave dans toutes les mémoires, et la foule oublie volontiers les prodiges de fantaisie qu’elle avait d’abord salués de ses applaudissemens. N’accusons pas la foule d’ingratitude, ne lui reprochons pas son inconstance. Les prodiges de fantaisie qui l’éblouissent un instant doivent s’effacer bien vite de son esprit ; les mots qui ne disent rien au cœur, rien à la pensée, sertis par la main la plus savante, n’ont pas plus de valeur que les grains de sable. Que la foule les admire un seul jour, c’est tant pis ; qu’elle les oublie le lendemain, rien de mieux. L’invention qui prétend se passer de vérité, qui voit dans la vérité même la négation de ses privilèges, trouve dans l’oubli un légitime châtiment. Une œuvre comme Colomba, dont chaque page rend témoignage à la vérité, mérite de vivre longtemps. La foule s’est rangée à notre avis, puisqu’elle admire Colomba comme au premier jour : ce n’est pas engouement, c’est justice.

Le Théâtre de Clara Gazul indique chez M. Prosper Mérimée une aptitude singulière pour la composition dramatique. Ce recueil ingénieux et pathétique a maintenant subi l’épreuve du temps, et tous les hommes d’un goût éclairé, toutes les âmes délicates admirent la vérité des caractères, le rapide enchaînement des scènes, et surtout le ton naturel du dialogue. Celui qui a écrit Inès Mendo et les Espagnols en Danemark pouvait sans présomption se croire appelé à renouveler chez nous la littérature dramatique. Il y a dans ces deux ouvrages des qualités qui d’ordinaire n’appartiennent pas à la jeunesse, une énergie sans emphase, une puissance contenue. Toutefois il est hors de doute que si l’éditeur de Clara Gazul se fût décidé à écrire pour la scène, il eût été forcé de modifier quelque peu sa manière et d’ajouter à sa pensée de nouveaux développemens. Je trouve dans Inès Mendo, dans les Espagnols en Danemark des personnages bien posés, une fable bien conçue, une action rapide habilement nouée ; voilà sans doute de nombreux moyens de succès. Cependant tous ceux qui ont fréquenté le théâtre non pour se divertir, mais pour s’instruire, qui ont partagé leur attention entre les comédiens et le public, qui ont étudié tour à tour la scène et la salle, s’accordent à reconnaître que la vérité la plus vraie ne suffit pas pour réussir au théâtre ; il y a pour le poète dramatique des conditions toutes particulières dont l’écrivain n’a pas à tenir compte lorsqu’il s’adresse au lecteur. Le poète qui s’adresse à la foule est tenu, sous peine de n’être pas compris, d’exagérer parfois certaines parties de la vérité, et d’offrir à la foule la même pensée sous des formes diverses. S’il veut montrer la vérité telle qu’il la conçoit sans y rien ajouter, s’il