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seule qui donne la clé des œuvres applaudies pendant quelques mois, et qu’aujourd’hui nous avons peine à comprendre. M. Prosper Mérimée a trouvé dans ses lectures et dans ses voyages des expressions diverses pour la vérité humaine, mais n’a jamais perdu de vue la vérité même ; c’est pourquoi ses œuvres nous offrent une physionomie originale, et ne peuvent être confondues avec les ouvrages que nous devons à l’école poétique de la restauration. Dire quel a été son maître, à quel temps il se rattache, de quelle doctrine il relève, serait assez difficile, et je crois même que ces questions seraient discutées sans profit, car si M. Prosper Mérimée relève du passé, comme tous les écrivains d’une incontestable valeur, par l’étude des grands modèles à quelque période, à quelque pays qu’ils appartiennent, pour la conception de ses œuvres il ne relève que de lui-même. Il n’a demandé à l’antiquité, aux temps modernes, que le moyen d’exprimer sa pensée, laissant toujours à son imagination une liberté absolue, — preuve éclatante de sagacité. Demander autre chose au passé, c’est renoncer à vivre, à penser par soi-même ; essayer de reproduire fidèlement le génie d’un écrivain ne va pas à moins qu’à protester contre l’invention, c’est-à-dire contre la poésie même. Ce n’est pas respecter la tradition, mais en méconnaître le sens, en dénaturer les enseignemens. La tradition ainsi interprétée, loin de vivifier le présent, ne sert qu’à le frapper d’impuissance ; la servilité ne suscitera jamais le génie. M. Prosper Mérimée, qui connaît le passé, ne l’entend pas ainsi ; il l’interroge sans se croire obligé de le copier.

Si l’on essaie de pénétrer la nature intime de ce talent si original et si vrai, on arrive bientôt à reconnaître qu’il suit un procédé constant. L’auteur de Mateo Falcone prend toujours son point de départ dans la réalité. Il n’a jamais la prétention de créer une fable de toutes pièces. Pour lui, inventer, c’est agrandir ce qu’il a lu, ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu. Placé sur ce terrain, il ne craint pas de trébucher ; il exagère ce qu’il veut éclairer, il amoindrit ce qu’il veut laisser dans l’ombre, mais ne perd jamais de vue le modèle qu’il a choisi. Qu’il s’adresse à l’histoire ou à la vie de son temps, la réalité lui sert toujours de guide. Aussi ses créations n’ont jamais rien de capricieux ; mais il ne prend pas la réalité, si complète qu’elle soit, pour le dernier mot de l’art. Par l’étude, par la réflexion, il la transforme et la renouvelle. Il y a dans ses récits tant d’énergie et de simplicité, qu’il a l’air de ne consulter que sa mémoire. Pourtant, quoiqu’il semble éviter avec un soin vigilant tout ce qui relèverait de l’idéal, l’imagination joue un rôle très actif dans toutes ses œuvres. Seulement, au lieu de travailler sur une donnée enfantée par le caprice, elle travaille sur un fond solide et résistant. L’imagination, ainsi appliquée, n’est pas moins puissante, moins féconde