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grande amitié qui existait entre le profond philosophe Hegel et l’idiot Henri B…, frère défunt d’un illustre musicien : ils étaient inséparables et le spirituel Félix Mendelsohn expliquait ce phénomène par la malicieuse remarque que Hegel ne comprenait pas Henri B… ; mais je pense maintenant que la vraie cause de cette intimité était chez Hegel la conviction parfaite de n’être compris par Henri B… en rien de ce qu’il disait, et de pouvoir sans gêne se livrer en sa présence à tous ses épanchemens du moment. D’ailleurs la conversation de Hegel n’était jamais autre chose qu’une espèce de monologue ; il semblait toujours se parler à lui-même, et je fus souvent frappé du ton sépulcral de sa voix sans timbre, ainsi que de la vulgarité baroque de ses images, dont beaucoup me sont restées daguerréotypées dans la mémoire. Un soir dans sa maison, prenant le café après le dîner, je me trouvais à côté de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, et moi, jeune homme de vingt ans, je regardais avec extase le ciel étoile, et j’appelais les astres le séjour des bienheureux. Le maître alors grommela en lui-même : « Les étoiles, hum ! hum ! les étoiles ne sont qu’une lèpre luisante sur la face du ciel. » - « Au nom de Dieu ! m’écriai-je, il n’y a donc pas là-haut un lieu de béatitude pour récompenser la vertu après la mort ? » Mais Hegel, me regardant fixement de ses teux blêmes, me dit d’un ton sec : « Vous réclamez donc à la fin encore un bon pourboire pour avoir soigné madame votre mère malade, et pour n’avoir pas empoisonné monsieur votre frère ? » À ces mots, il se retourna tout craintif, mais parut aussitôt rassuré en voyant que ses paroles n’avaient été entendues que par Henri B…, qui s’était approché de lui pour l’inviter à une partie de whist.

Combien il est difficile de comprendre les écrits de Hegel, combien on s’y trompe facilement en croyant comprendre tout, quand on n’a appris qu’à construire des formules dialectiques, — c’est ce dont je ne m’aperçus que bien des années plus tard, ici à Paris, quand je me mis à dépouiller les idées hégéliennes de leur idiome abstrait et diffus, et à les traduire dans la langue maternelle du bon sens et de l’intelligibilité universelle, c’est-à-dire en français. Dans la langue française, il faut savoir exactement ce qu’on veut dire ; l’idée la plus bégueule est forcée de laisser tomber ses jupes mystiques et de se montrer dans toute sa nudité. Or j’avais l’intention d’écrire une exposition de la philosophie de Hegel à la portée de tout le monde, et je voulais la joindre à une nouvelle édition de l’Allemagne comme un complément de mon livre. Je m’étais occupé de ce travail pendant deux ans, et j’avais réussi, à force de peine et d’efforts, à maîtriser cette matière rebelle, et à formuler aussi clairement que possible les pensées même les plus embrouillées de cette philosophie ;