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qui se fait par la multitude, et je n’en peux pas supporter le moindre attouchement. J’aime le peuple, mais je l’aime à distance ; j’ai toujours combattu pour l’émancipation du peuple : c’était la grande affaire de ma vie ; cependant, dans les plus chaleureux momens de mes luttes, j’évitais le moindre contact avec les masses. Je ne leur ai jamais prodigué des poignées de main. Un démocrate enragé de mon pays me dit un jour qu’il tiendrait sa main sur le feu pour la purifier, s’il avait eu le malheur de toucher celle d’un roi ; moi, je répondis que je laverais ma main, si sa majesté le peuple l’avait serrée. Le peuple, ce pauvre roi en haillons, a trouvé des flagorneurs, des courtisans plus effrontés que ne le furent jamais ceux de Byzance ou de Versailles. Ils le flattent continuellement en s’extasiant sur ses perfections et ses vertus. Ils s’écrient : Ah ! que le peuple est beau ! que le peuple est bon ! et qu’il est intelligent, ce beau et bon peuple ! Non, le peuple n’est pas beau, au contraire il est laid ; mais sa laideur vient de la saleté, et elle disparaîtra aussitôt qu’on aura institué des étuves publiques où sa majesté le peuple pourra se baigner gratuitement. Le peuple n’est pas bon non plus, il est plutôt très méchant, mais il mord parce qu’il a faim ; il faut lui donner à manger, et alors le vilain grand marmot sera très gentil. Le peuple n’est pas non plus intelligent, il est aussi stupide qu’il est permis de l’être à un souverain ; il est parfois aussi brute que ces Brutus dont il fait ses mandataires quand il s’empare pour un moment du pouvoir absolu ; — il se lie seulement aux ambitieux qui parlent le jargon de ses passions, et il déteste l’homme de bien qui s’évertue à l’éclairer sur ses véritables intérêts. Permettez au peuple de choisir entre le juste des justes et le plus fieffé brigand, il s’écriera toujours : Nous voulons Barrabas ! vive Barrabas ! À Paris comme à Jérusalem, toujours le même cri ! Pour faire cesser cette ignorance populaire, il faut établir des écoles gratuites où le peuple reçoive après la nourriture du corps celle de l’esprit. — Il faut avant tout lui assurer la première, et alors vous verrez comme ces bêtes s’humaniseront, comme elles deviendront intelligentes, peut-être même aussi spirituelles que nous. Vous en verrez surgir plus d’un qui fera des vers comme Jasmin, ou des livres sérieux comme mon compatriote le tailleur Weitling.

Je ne puis penser à ce fameux Weitling sans me rappeler la singulière impression qu’il fit sur moi lors de notre rencontre dans la boutique du libraire Campe à Hambourg. Le bon Dieu au haut du ciel doit avoir bien ri de la mine que je fis soudain, quand cet illustre tailleur vint à moi et se présenta comme un collègue professant les mêmes doctrines de destruction sociale et d’athéisme. J’aurais bien désiré dans ce moment-là qu’il n’existât pas de Dieu, afin qu’il ne fût pas témoin de la confusion et de la honte que j’éprouvais d’appartenir