Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien sont-ce les ondes sonores de la mer qui les attirent ?… Mais non, ce qu’ils voient en songe est plus beau que tout cela. » Et la tendre Iseult se met à penser, elle, à tout ce qui eût pu rendre sa vie douce et brillante ainsi qu’un rêve d’ange. Comme tantôt devant l’âtre, maintenant près du lit de ses enfans, elle s’abîme dans le sentiment de son existence incomplète. Un bruit soudain la tire de sa rêverie. « Quelles voix résonnent de la sorte dans l’air calme de la nuit ? Que sont ces lumières dans la cour, ces pas sur l’escalier ? » Qui peut ainsi troubler la solitude de ce vieux château au bord de la mer, si ce n’est celle qui en a détruit la paix, l’autre Iseult, la reine de Cornouailles, la maîtresse si ardemment appelée de Tristram ? Déshonorée à jamais, fugitive, elle a répondu à l’appel de son amant, et la voilà ! — « Des flambeaux ! des flambeaux ! s’écrie Tristram, que je la voie, cette orgueilleuse reine !… Ah ! cruelle, enfin tu viens, toi que j’ai tant attendue, pour qui j’ai combattu la maladie nuit et jour ! » l’amertume du chevalier rencontre chez Iseult de Cornouailles une douceur de dévouement sans bornes, l’humilité de la femme aimante et déchue. Lorsqu’à la fin Tristram s’avoue son bonheur à lui-même, toutes ses forces sont épuisées. « Oui, murmure-t-il, je suis heureux, tu es là, là pour toujours, mais pour te dire tant de choses dont mon cœur est plein, je sens que la respiration me manque… Viens plus près, penche-toi sur moi… un dernier baiser… »

Il meurt, et dans cet embrassement suprême les deux âmes confondues quittent la terre ensemble :


« De son amant elle presse encore les mains. — sa tête repose sur le lit, — sur les draps blancs ses longs cheveux noirs se répandent comme des flots, et dans leurs tresses se voient des perles pareilles à de blanches étoiles, — sur ses bras étincellent encore les mêmes riches bracelets d’or que hier au soir elle portait au palais de son époux, dans la salle de festin de Tyntagel… L’air de cette nuit de décembre est froid autour de ces amans sans vie, et n’agite plus désormais que la lourde tapisserie des murailles. — Là se voit un chasseur avec ses chiens, un chasseur au milieu d’arbres verts. — D’un œil égaré il interroge tout ce qui l’entoure, et semble se dire : « Où suis-je ? Quel endroit est ceci ? Qui sont ceux-là ? Cette dame agenouillée et ce pâle chevalier étendu sur ses oreillers comme une statue sur une tombe ? — Puis cette chambre éclairée, et la mer qu’on distingue par les fenêtres,… qu’est tout cela ?… Quelque sort m’est-il donc jeté ? et moi et ma meute, au lieu de la verte forêt, nous a-t-on endormis dans quelque tour battue par les vagues ? Ce seigneur là-bas dort, et la dame à ses côtés prie. — Chut, mes fanfares de chasse ! « -… Voyez se hérisser le sanglier au fond de sa bauge, — les chiens féroces humer l’air avec furie. Encourage-les de la voix, chasseur ! — Sans crainte, fais résonner ton cor le long des bois, — tu n’éveilleras nul dormeur ici. — Ceux que tu vois ne bougeront plus, — ils sont froids, froids comme les amans qui ont vécu et se sont aimés il y a mille ans. »